«Premières armes» de Pier Antonio Quarantotti Gambini
Paolo a 10 ans au lendemain de la Grande Guerre qui a vu les Italiens gagner en Istrie contre les Autrichiens. A sa grande joie, des soldats occupent la remise à calèche près de la maison familiale. Son grand-père rentre amaigri, mais pas son oncle Manlio, mort au combat, «comme si l’oncle, le grand-père et lui avaient perdu ; c’était comme si les Autrichiens avaient gagné». Falco, le fidèle cheval, réquisitionné, ne reviendra pas non plus. Mais cet été-là, le petit garçon va tous les jours à la plage avec la petite Norma ou avec les militaires italiens. Curieux, il essaie de comprendre leurs conversations, ils parlent surtout des filles avec vulgarité et violence, mais le sens lui échappe. Les jours s’écoulent émaillés d’événements vus à hauteur d’enfant, la cuite de Toni, le renvoi de Draga, mais surtout un accident mortel avec le camion, dans lequel sont impliqués les soldats Frangisacchi et Piveroni. Ils firent «une chose si terrible que même après leur départ les paysans mais pas seulement, continuèrent à en discuter pendant des années».
Né à Pisino en Istrie (aujourd’hui Pazin en Croatie), Pier Antonio Quarantotti Gambini (1910-1965) vécut longtemps à Trieste, avant de s’installer à Venise où a été écrit Premières armes en 1950, pour la première fois traduit en français. Ce roman sur l’enfance, dans un style qui restitue à merveille le mystère des agissements des adultes à travers un regard innocent, joue à la fois sur la dérision, la gravité et l’insouciance. F.Rl
Premières armes de Pier Antonio Quarantotti Gambini. Traduit de l’italien par Muriel Morelli. Anacharsis, 192 pp., 18 €.
«Les Ombres des Mohicans» de Philippe Lacoche
Dans un petit village de la Drôme, on fête les vendanges. «Parmi la joyeuse assemblée, un homme attire les attentions et les convoitises. Ses cheveux blonds et son magnétisme lui ont valu un surnom : Brian, comme Brian Jones, le guitariste mythique et fondateur des Rolling Stones. Alors que l’orage gronde, il enfourche sa mobylette bleue, une Motobécane AV88 à l’ancienne, et s’éclipse. Que cherche-t-il à fuir ?»
Avec les Ombres des Mohicans, l’écrivain Philippe Lacoche nous fait découvrir dans son monde, celui d’un journaliste de la Somme (tout un monde, en somme) fait de petites anecdotes et de grandes histoires. Grâce à lui, on retrouve donc «la Bleue», la mythique «mob» (vraie héroïne du roman ?), celle que Brian vient d’acheter à un syndicaliste de la CGT, qui lui a confié : «Tu sais, elle m’en a rendu des services, ma belle bleue ! Je l’ai toujours bichonnée ; entre nous, c’est presque une histoire d’amour…» L’auteur aime le vrombissement de sa «mémère», mais il apprécie aussi la musique, rock et psychédélique de préférence, celle que l’on joue «devant ces filles courtement vêtues et non titulaires de soutien-gorge».
Ce qu’il y a de chouette, avec Philippe Lacoche, c’est qu’il nous emmène dans des terres que l’on n’aurait jamais dû quitter. A la «campagne», avec ces «petites» gens qu’il aime et connaît bien. Là où les urbains (et tous ceux qui n’aiment pas la «province») disent que vivent les «ploucs». On y est bien, chez les «Mohicans». Et avec lui, et on se dit que le reste n’a aucune importance. D.A.
Les Ombres des Mohicans de Philippe Lacoche. Editions du Rocher, 192 pp,. 18 €.
«Un œil dans la nuit» de Bernard Minier
Une chambre. Deux personnages côte à côte. Un prêtre et un mourant. Champ-contrechamp, la camera passe de l’un à l’autre. Puis recule pour filmer le dialogue. On découvre peu à peu qu’on se trouve dans un hôpital.
Flash-back. Martin Servaz est dans son lit, endormi. Plan serré sur le visage du policier en sueur. Vue plongeante durant laquelle défilent en surimpression les images d’un cheval décapité, un cercle d’étudiants autour d’une piscine où flottent des poupées aux yeux bleus, deux sœurs en robe de communiante… Une sonnerie. Il se réveille. Plan 3. Sur une route de montagne lumineuse, la voiture d’une étudiante…
On cessera ici la brève tentative de mise en scène (façon storyboard) du dernier thriller de Bernard Minier, Un œil dans la nuit qui, pour la huitième aventure de son héros fétiche, Martin Servaz, entraîne le lecteur dans l’univers du cinéma d’horreur, des coulisses glauques des snuff movies, du darknet et de la violence gore. Composé de chapitres où s’entrecroisent plusieurs récits, on suit en parallèle la mission confiée à un prêtre par un machiniste mourant, l’enquête du policier confronté à la mort d’un ancien spécialiste des effets spéciaux et la visite d’une jeune étudiante en cinéma à un réalisateur génial, misanthrope et malsain : Morbius Delacroix. Auteur de cinq films d’horreur devenus cultes, il a décidé, après l’interdiction de son dernier long-métrage, de se retirer dans les montagnes. A-t-il emporté avec lui le scénario de l’intrigue ? F.D.
Un œil dans la nuit de Bernard Minier. XO éditions, 400 pp., 22,90 €.
«Fleur de roche» d’Ilaria Tuti
Fleur de Roche nous plonge dans les débuts de la Première Guerre mondiale. Le décor ? Les Alpes italiennes que se disputent les soldats de Rome et de Vienne. Un conflit de glace, de roche et de sang mettant en scène l’héroïsme des femmes qui y ont joué un rôle essentiel, largement minoré au lendemain du conflit.
On suit ainsi l’histoire de la jeune Agata Primus, qui vit seule avec son père malade. Accompagnée d’un groupe de femmes de son village, elle va devenir «porteuse» et, bravant le froid, la neige et les dangers de la guerre, acheminer chaque jour durant des mois, à «dos de femme», des dizaines de kilos de nourriture et de munitions pour ravitailler les soldats retranchés près des sommets.
Dangers, fatigue, salaires de misère, horreur face au carnage… Fleur de Roche est l’occasion de retracer l’histoire de toutes les anonymes embarquées dans ce conflit sans fin ; se substituant aux hommes pour faire, à leur place, tourner l’économie de la machine de guerre. L’occasion aussi de décrire et dénoncer l’absurdité de la guerre : l’ennemi maudit, le «diable blanc», n’étant souvent qu’un pauvre bougre de paysan ou montagnard n’ayant jamais souhaité être là ni vivre la même horreur qu’eux.
Autrice Italienne née en 1976, Ilaria Tuti est notamment connue pour sa série policière Sur le toit de l’enfer, traduite dans 23 pays. Fleur de Roche semble promis au même succès. Paru en 2020 en Italie, il s’y est vendu à plus de 150 000 exemplaires. L.Bu.
Fleur de roche d’Ilaria Tuti. Editions Stock 320 pp., 23 €.
«La Montagne de ma peur» de David Roberts
«La marque de fabrique de Roberts se caractérise par une honnêteté sans faille. Il écrit ce qui s’est réellement passé. Et il le fait avec une beauté, d’une voix claire et sans défaut qui laisse tous ceux qui écrivent sur ce sport une sensation d’inconfort, d’admiration et d’envie mêlés.» Ces quelques lignes sont d’un spécialiste. Jon Krakauer, autre grande plume de l’alpinisme, préfaçant la Montagne de ma peur, récit de David Roberts paru en 1969 et que republie aujourd’hui les éditions Nevicata.
En 1965, quatre jeunes étudiants de Harvard (dont l’auteur) décident de se lancer à l´assaut du spectaculaire Mont Huntington, un des plus impressionnants pics de l’Alaska. Une ascension hors norme, une aventure humaine et l’occasion pour Roberts de décrire les subtils liens tissés entre l’alpiniste et les cimes. «Ainsi, les montagnes pouvaient compter plus que les personnes. Mais quelle relation peut-il y avoir entre un homme et une montagne ? Si elle est possible, alors, elle doit être à sens unique ; et si la montagne n’est que le miroir de l’homme, si la voie qu’il choisit n’est pas faite de rocher, de neige et de glace et vient d’une projection de son ego, alors cet amour limpide qu’il peut ressentir envers son objectif devient un narcissisme stérile. Avons-nous vaincu un ennemi ? interroge Mallory. Aucun si ce n’est nous-mêmes.»
Sur la jaquette du livre, une photo des quatre amis à la veille de l’aventure. Jeunes et souriants pour l’éternité. Ils sont en chemise, bleue et grise, ou polo. Prêts pour l’ascension avec leurs lunettes de glacier. Et Roberts doit avoir en plus un stylo dans la poche. D.A.
La Montagne de ma peur de David Roberts. Editions Nevicata, 160 pp., 19 €.
«La Cloche de détresse» de Sylvia Plath
Paru pour la première fois en France en 1972, la Cloche de détresse d’inspiration autobiographique a été publié en 1963 un mois avant le suicide de Sylvia Plath à 30 ans. «Tu connais ce livre ? Il m’a sauvé la vie», dit une fille dans sa chambre universitaire new-yorkaise en le montrant à Jakuta Alikavazovic, qui signe la préface de cette nouvelle édition. Le roman fait plonger dans l’atmosphère de l’été 1953 à New York, celui de l’exécution des époux Rosenberg, mais aussi dans l’esprit tourmenté d’Esther Greenwood. A 19 ans, elle a remporté le concours de poésie d’un magazine de mode avec onze autres jeunes filles qui enchaînent les réceptions mondaines. Elle se lie à Doreen, plus émancipée, vit au jour le jour sur un fil et tente de perdre sa virginité sans vraiment vouloir se lier à un homme, le summum étant atteint lors d’une soirée avec le «misogyne» Marco. Elle repousse l’idée du mariage, incarnée par la relation qu’elle a eue avec Buddy Willard. «J’ai donc commencé à croire que c’est bien vrai, que quand on est mariée et qu’on a des enfants, c’est comme un lavage de cerveau, après, on vit engourdie, telle une esclave dans un Etat totalitaire.»
Rentrée chez sa mère en Nouvelle Angleterre, elle sombre dans la dépression, l’insomnie, a «l’impression de s’enfoncer de plus en plus dans un sac noir sans air, sans issue». La thérapie par électrochocs n’empêche pas les tentatives de suicide et l’hospitalisation. Dans la deuxième partie, on est immergé avec Esther dans la cloche de verre. Une descente aux enfers et une inoubliable renaissance, qui peut faire dire qu’on a été sauvé. F.Rl