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Libération
Premier chapitre

Le premier chapitre de «Shuggie Bain» de Douglas Stuart : «Il y avait un truc pas net chez ce garçon»

Chaque week-end, les premières pages d’un roman de la rentrée.
par Douglas Stuart
publié le 23 juillet 2021 à 19h38
Shuggie Bain : on n’est pas près d’oublier son nom. Il le tient de son père, Shug Bain, chauffeur de taxi protestant qui a épousé Agnes. Elle avait déjà deux enfants d’un catholique. On se croirait à Belfast mais on est à Glasgow, dans les quartiers populaires où l’auteur de ce premier roman est né, en 1976 comme son personnage. Shuggie a 16 ans en 1992, mais le livre parcourt les années 80. Le petit garçon est la joie de sa mère, et réciproquement. Pouvoirs de Shuggie : faire d’Agnes une reine de beauté. Impuissance de Shuggie : il ne peut pas offrir à sa mère le foyer qu’elle souhaiterait, avec un homme honnête dans son lit. Shuggie ne peut rien contre la bière, qui aide Agnes à contenir sa tristesse. Shug a plaqué Agnes, et l’a planquée, elle et les trois enfants, dans un lotissement pourri. Shuggie a fort à faire également avec le monde extérieur. On le trouve «pas net». Il joue à la poupée, il parle comme un lord. Douglas Stuart a eu le Booker Prize en 2020 pour cette fresque où un regard de gosse magnifie les détails. (Claire Devarrieux)

1992

C’était une journée morne. Son esprit l’avait abandonné ce matin-là, laissant errer son corps vide. Il suivait sa routine, apathique, pâle, le regard éteint sous les néons fluorescents, tandis que son âme flottait au-dessus des rayons en ne pensant qu’au lendemain. Le lendemain, ça faisait quelque chose à espérer.

Shuggie préparait méthodiquement son poste. Pots huileux de sauces froides et de pâtes à tartiner mis à décanter dans des bacs propres. Rebords essuyés pour éviter les éclaboussures qui bruniraient rapidement et briseraient l’illusion de fraîcheur. Tranches de jambon disposées harmonieusement et ornées de fausses branches de persil, olives remuées pour que leur jus visqueux glisse comme du mucus sur leur peau verte.

Ann McGee avait eu le culot de se faire à nouveau porter pâle ce matin-là, lui laissant la tâche ingrate de gérer seul sa rôtisserie en plus du stand d’épicerie fine. Aucune journée ne pouvait bien commencer avec six douzaines de poulets crus et ce jour-là, plus que tout autre, ils dissipaient la douceur de ses rêveries.

Il enfonça une broche industrielle dans chacune des volailles froides qu’il aligna en une rangée régulière. Leurs ailes boudinées étaient repliées sur leurs petites poitrines dodues comme autant de bébés décapités. Fut un temps, il aurait tiré une certaine fierté de cet arrangement. En réalité, faire pénétrer le métal dans la chair rose et granuleuse était la partie la plus facile, le plus dur étant de se retenir d’en faire autant avec les clients. Ils se penchaient sur la vitrine chauffée pour inspecter chaque carcasse. Ils ne voulaient que le meilleur, ignorant que l’élevage en batterie produisait des poulets identiques. Shuggie attendait, se pinçant les joues entre ses molaires, et répondait à leur indécision par un sourire forcé. C’était seulement à ce moment-là que le numéro commençait réellement : «Mets-y trois escalopes, cinq cuisses et juste une aile aujourd’hui, mon petit gars.»

Il priait Dieu de lui donner de la force. Pourquoi plus personne n’achetait de poulet entier ? Il soulevait la carcasse avec une grande pince, prenant soin de ne pas toucher la volaille avec ses mains gantées, puis il découpait soigneusement les morceaux (laissant la peau intacte) avec des ciseaux à viande. Il se sentait idiot, là, sous les lumières de la rôtisserie. Il transpirait sous le filet qui lui couvrait la tête et il n’avait pas assez de force dans les mains pour faire céder les os du poulet avec les lames émoussées. Il se penchait légèrement, pour solliciter les muscles de son dos, sans cesser de sourire.

S’il n’avait vraiment pas de chance, la pince dérapait, le poulet glissait sur le comptoir et tombait sur le sol crasseux. Il devait alors faire semblant de recommencer, navré, mais il ne jetait jamais ce poulet sale. Dès que les clientes avaient le dos tourné, il le remettait avec ses frères sous les lumières jaunes. Il était aussi attaché qu’un autre à l’hygiène, mais c’étaient ces petites victoires personnelles qui le retenaient de tout casser. La plupart des femmes au foyer, sévères et masculines, qui faisaient leurs courses ici le méritaient. La façon qu’elles avaient de le prendre de haut lui donnait des rougeurs dans la nuque. Les jours les plus difficiles, il balançait toute une gamme de sécrétions corporelles dans le tarama. Il vendait des quantités étonnantes de cette saloperie pour bourgeois.

Il travaillait pour Kilfeathers depuis un peu plus d’un an. Il n’avait jamais prévu de rester aussi longtemps. Simplement, il devait se nourrir et payer lui-même sa piaule chaque semaine, or le supermarché était la seule entreprise qui avait bien voulu l’embaucher. M. Kilfeather était un sale radin qui aimait faire bosser tous ceux qu’il n’était pas obligé de payer autant que les adultes et Shuggie avait la possibilité de faire des horaires réduits qui s’accommodaient de sa scolarité en pointillé. Dans ses rêves, il avait la ferme intention d’avancer. Il avait toujours aimé coiffer et jouer avec les cheveux, c’était la seule chose qui faisait réellement filer le temps. A ses 16 ans, il s’était promis qu’il irait à l’école de coiffure qui se trouvait au sud de la Clyde. Il avait réuni toutes ses inspirations, les croquis qu’il avait recopiés dans le catalogue Littlewoods et des pages arrachées aux suppléments des journaux du dimanche. Puis il était allé à Cardonald pour se renseigner sur les cours du soir. A l’arrêt de bus devant l’école, il était descendu en même temps qu’une demi-douzaine de garçons et filles de 18 ans. Ils portaient les tenues les plus récentes et parlaient avec une confiance bruyante destinée à masquer leur nervosité. Shuggie marchait deux fois moins vite qu’eux. Il les regarda passer le portail puis il traversa la rue pour reprendre le bus dans l’autre sens. Il débuta chez Kilfeathers la semaine suivante.

Shuggie tuait le temps pendant sa pause du matin en inspectant les boîtes de conserve endommagées dans le bac des invendus. Il trouva trois petites boîtes de saumon écossais à peine abîmées, les étiquettes étaient froissées et griffonnées mais les conserves elles-mêmes étaient intactes. Avec le reste de son salaire, il paya son petit panier et rangea ses achats dans son vieux cartable, qu’il replaça dans son casier. Il monta d’un pas lourd jusqu’à la cantine du personnel et essaya de prendre un air blasé quand il passa devant la table des étudiants qui travaillaient pendant les créneaux faciles de l’été et prenaient l’air important, entourés de classeurs et de fiches de révision. Il regarda au loin et s’assit dans un coin, non pas avec mais près des filles qui travaillaient aux caisses.

Ces filles étaient en fait trois femmes d’âge mûr, purs produits de Glasgow. Ena, la grande gueule, était maigre comme un clou, avec un visage impassible et des cheveux gras. Elle n’avait pas de sourcils à proprement parler mais une fine moustache, ce que Shuggie trouvait injuste. Ena était une dure, même pour ce quartier de la ville, mais elle était aussi bonne et généreuse, comme le sont souvent ceux qui ont souffert. Nora, la plus jeune des trois, avait les cheveux tirés en arrière et retenus par un élastique. Comme Ena, elle avait de petits yeux perçants et à 33 ans elle était déjà mère de cinq enfants. La dernière s’appelait Jackie. Elle était différente des deux autres en cela qu’elle ressemblait beaucoup à une femme. Jackie adorait les ragots, avait une forte poitrine et les rondeurs d’un canapé. C’était elle que Shuggie préférait.

Il s’assit près d’elles et entendit la fin des aventures du dernier mec de Jackie. Ça ne manquait jamais : ces femmes étaient toujours plongées dans des bavardages légers. Elles l’avaient déjà emmené deux fois au bingo, et tandis qu’elles buvaient en hurlant de rire il avait passé la soirée assis entre elles comme un ado qu’on ne peut pas laisser tout seul à la maison. Il avait aimé la façon dont elles s’asseyaient ensemble, leur masse qui l’entourait, la douceur de leur chair contre son flanc. Il aimait qu’elles s’occupent de lui, et malgré ses protestations, il aimait leur façon de lui dégager les cheveux des yeux, la façon dont elles s’étaient léché le pouce pour lui nettoyer le coin de la bouche. Ce que Shuggie offrait à ces femmes, c’était une forme d’attention masculine, peu importait qu’il n’ait que 16 ans et 3 mois. Sous les tables de bingo de la Scala, chacune avait essayé au moins une fois de lui effleurer le paquet. Des contacts trop longs, trop dirigés pour être vraiment accidentels. Pour Ena-sans-sourcils ça prenait presque la forme d’une croisade. Plus elle avait bu, moins elle se gênait. A chaque caresse de ses doigts lourds de bagues, elle mordait son épaisse langue et gardait les yeux rivés sur son visage. Quand Shuggie était enfin devenu écarlate, elle avait fait un bruit désapprobateur et Jackie avait fait glisser deux billets d’une livre sur la table à une Nora tout sourire. C’était une déception, bien sûr, mais après avoir continué de boire elles décidèrent que ce n’était pas vraiment un râteau. Il y avait un truc pas net chez ce garçon et de ça, au moins, elles pouvaient avoir pitié.


Assis dans la pénombre, Shuggie écoutait les ronflements irréguliers à travers les murs de la pension. Il essayait, en vain, d’ignorer ces hommes esseulés et sans famille. La froideur matinale ayant fait virer ses cuisses au bleu tartan, il s’enroula donc dans une fine serviette de bain dont il mâchonna nerveusement le coin, apaisé par le crissement qu’elle faisait entre ses dents. Il disposa les dernières pièces de son salaire sur le rebord de la table. Qu’il classa, d’abord en fonction de leur valeur, puis de leur état et de leur éclat.

L’homme au teint rosé de la chambre voisine se réveilla dans un grincement. Dans son lit étroit, il se gratta bruyamment et pria pour trouver la volonté de se mettre debout. Ses pieds heurtèrent le sol avec un bruit sourd, comme de lourds sacs de viande, et cela lui demanda visiblement un grand effort de traverser la petite pièce jusqu’à la porte. Il tritura le verrou qu’il connaissait pourtant, sortit dans le couloir plongé en permanence dans l’obscurité, cherchant son chemin à tâtons, sa main glissant sur le mur puis tombant sur la porte de Shuggie. Le garçon retint son souffle tandis que l’homme faisait passer ses doigts sur le crépi. Ce ne fut que lorsqu’il entendit le plink-plink du cordon interrupteur de la salle de bains que Shuggie osa bouger. Le vieux se mit à tousser pour ramener à la vie ses poumons figés par les glaires. Shuggie s’efforça de ne pas l’écouter pisser et cracher dans l’eau des toilettes.

La lumière du matin avait la couleur d’un thé trop laiteux. Elle se glissait dans la chambre meublée comme un fantôme craintif, traversant la moquette et grimpant lentement le long de ses jambes nues. Shuggie ferma les yeux et essaya de la sentir monter mais il n’y avait aucune chaleur dans ce contact. Il attendit jusqu’au moment où il pensait qu’elle l’avait entièrement recouvert et rouvrit les paupières.

Elles étaient rivées sur lui, comme d’habitude, une centaine de paires d’yeux, des regards tristes et solitaires. Les ballerines en porcelaine avec leurs petits chiots, les Espagnoles dansant avec des marins et le garçon de ferme aux joues roses qui tirait son cheval de trait récalcitrant. Shuggie avait soigneusement aligné les figurines le long du bow-window. Il avait passé des heures à leur inventer des histoires. Le forgeron aux gros bras parmi les enfants de chœur angéliques, ou ses préférés, les sept ou huit chatons géants qui souriaient et menaçaient le petit berger paresseux.

Au moins égayaient-ils un peu la chambre. Elle était plus haute que longue et son lit simple en occupait le centre comme un meuble de séparation. D’un côté, une vieille banquette deux places, en bois, dont on sentait toujours les lattes à travers le maigre coussin. De l’autre, un petit réfrigérateur et une double plaque de cuisson Baby Belling. En dehors de la literie froissée, rien ne dépassait : pas de pagaille, pas de vêtements de la veille, aucun signe de vie. Shuggie essaya de se calmer en passant la main sur les draps dépareillés. Il pensait à quel point sa mère aurait détesté cette parure de lit aux couleurs et motifs empilés les uns sur les autres comme s’il se fichait de ce que les gens diraient. Ce désordre aurait heurté son orgueil. Un jour, il économiserait assez pour se racheter de nouveaux draps, doux, chauds et unis.

Il avait été verni d’obtenir cette chambre dans la pension de Mme Bakhsh. Une chance qu’un trop grand amour de la picole ait conduit en prison le vieux qui vivait là avant lui. Le haut bow-window avançait fièrement sur Albert Drive et Shuggie supposait que la chambre avait dû autrefois être le salon d’un assez grand trois pièces. Il avait eu un aperçu des autres pièces de la maison. La kitchenette que Mme Bakhsh avait transformée en chambre meublée avait toujours son lino à carreaux et les trois autres chambres, plus grandes, la même moquette râpée. L’homme au teint rosé vivait dans ce qui avait dû être une nursery, avec son papier peint à fleurs jaunes et sa frise de lapins rieurs près de la corniche. Son lit, son canapé et sa cuisinière étaient tous alignés contre le même mur et se touchaient. Shuggie l’avait vu une fois, par la porte entrouverte et était bien content de sa grande fenêtre à lui.

Douglas Stuart Shuggie Bain Traduit de l’anglais (Ecosse) par Charles Bonnot. Globe, 490 pp., 23,90 €. En librairie le 18 août.

Le week-end prochain, Double Nelson de Philippe Djian