En 1903, un nouveau commandant prend les rênes du Vautour, navire endormi dans le port de Constantinople. Ce marin né dans un méandre boueux de la Charente, à Rochefort, a depuis longtemps jeté son patronyme par-dessus bord. Exit Louis-Marie-Julien Viaud. Il est désormais l’éminent Pierre Loti, capitaine, bourlingueur, auteur en vogue depuis Pêcheur d’Islande et membre de l’Académie française. Sa réputation le précède partout. Il connaît bien Constantinople. En 1876, il y a vécu une histoire d’amour avec une femme turque, inspiration d’un premier roman remarqué, Aziyadé.
«On nous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches»
Loti sait qu’il est attendu en ville. L’écrivain moustachu a reçu une lettre d’une admiratrice qui voudrait le rencontrer. Une prisonnière d’un harem, éprise de liberté. Loti plonge. Tête la première. Le rendez-vous, tenu secret, se déroule avec trois inconnues voilées, «des fantômes noirs» qui ne montreront jamais leurs visages. Zeyneb, Neyr et Leyla, la plus véhémente, racontent à l’écrivain, captivé, leurs vies en cage. «On nous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches», déplorent-elles (1). Mais Pierre Loti est tombé dans un piège. Si deux de ses interlocutrices sont véritablement turques, la troisième, Leyla, est une Française, une féministe appelée Marie Léra. Cette journaliste veut l’inciter à dénoncer l’oppression des femmes sous