«Ma mère ne sait plus comment je m’appelle. Elle a oublié mon prénom. J’ai du mal à dire depuis combien de temps. Peut-être quatre ou cinq ans. C’est arrivé petit à petit, au milieu de mots qui lui manquaient, de petites choses du quotidien qu’elle a commencé à oublier. Il a fallu du temps avant que le diagnostic soit posé : elle souffre d’une maladie apparentée à Alzheimer.
«Elle m’appelle Solange, le prénom de sa petite sœur qu’elle adore. Elle n’hésite jamais avec d’autres prénoms, elle dit Solange, ou “ma Sol”. Très rarement, Virginie, mon prénom. Au début, je la reprenais. Puis j’ai arrêté. Mon père la reprenait tout le temps au début, j’avais l’impression qu’il était gêné pour moi. Alors je dédramatise, j’en ris. Je fais genre que ce n’est rien. Par rapport à tout le reste, c’est vrai que c’est un détail. Je n’en parle jamais.
«Mais l’autre jour, je me suis demandé si, au fond, ma mère savait encore qui j’étais. Peut-être que ce n’est pas qu’une histoire de prénom. Je rentrais de chez mes parents, on venait de regarder un album photo de mon enfance. Et là, c’était très clair : ma mère ne savait plus que j’étais sa fille. Je lui ai expliqué et ça l’a rendu tellement heureuse ! Elle était euphorique, répétant en boucle la chance inouïe qu’elle avait de m’avoir. J’ai enregistré ce moment, avec mon téléphone. Malgré sa maladie, elle continue à me donner un grand amour. Cela rend les choses moins dures.
«La sensation de vertige ne m’a saisie qu’ensuite. Je me baladais dans la forêt, je pensais à mes enfants. A la joie que j’éprouve de prononcer leurs prénoms. Il m’arrive de les dire à voix haute pour le plaisir, seule sur mon vélo. Ma mère ne peut plus goûter ce plaisir. Elle a oublié mon prénom et son histoire. J’ai failli m’appeler Julie. Peu de temps avant ma naissance, mes parents l’ont annoncé à mes grands-mères et là, drame : pour l’une, Julie était le prénom de sa vieille tante acariâtre. Et pour l’autre, la truie de la ferme voisine ! Ma mère est partie faire du shopping. Elle a craqué pour des chaussures. La marque, sur la boîte… c’était Virginie. J’ai toujours imaginé la scène : ma mère, bien enceinte, avec ses talons, se disant : “Ah tiens, Virginie, c’est pas mal.” Ce jour-là, elle était avec sa sœur Solange.»
Episode précédent