Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, «GF» Flammarion, 290 pp., 5,90€
Quand trois jeunes gentlemen anglais velléitaires, totalement dénués de bon sens, entreprennent une croisière sur la Tamise dans un canot à rames, le simple voyage devient une épopée ; et, sous la plume de Jerome K. Jerome (1859-1927), l’un des livres les plus drôles de la littérature anglaise, quintessence de l’humour british de l’époque victorienne.
Les trois amis – Jerome (le narrateur), George et Harris, accompagnés de Montmorency (fox-terrier irritable et grognon) – décident donc un beau matin, pour se changer les idées et faire de l’exercice, de remonter la Tamise, de Kingston, au sud-ouest de Londres, jusqu’à Oxford, à bord d’un «skiff» embarcation à deux paires d’avirons, transformable en abri pour la nuit moyennant un système d’arceaux amovibles recouverts d’une toile de tente. Un parcours à contre-courant d’une quinzaine de jours et autant d’occasions de mettre à l’épreuve leur inénarrable mauvaise foi et leur inaptitude totale concernant à peu près toute chose pratique.
Faire les bagages, monter la tente, haler le bateau, traverser une écluse ou laver une chemise… Autant de saynètes contées par l’auteur avec flegme et détachement pince-sans-rire; accompagnant chaque anecdote de réflexions sur les vanités de la nature humaine («J’aime le travail, il me fascine. Je peux le contempler pendant des heures. J’adore le garder près de moi : l’idée de m’en débarrasser me brise le cœur») ou de digressions sur la nature perverse des objets (inexactitude des baromètres et des bulletins météo, malignité des boîtes de conserve, mauvaise volonté des bouilloires quand on les regarde…) Un roman feel good qu’on peut relire tous les six mois en gloussant comme au premier jour. Fabrice Drouzy
Différentes Saisons de Stephen King, LGF/Le Livre de poche, 2004, 735 pp., 10,40€
Comment s’attaquer au roi ? Le recueil Différentes saisons est sans doute la meilleure manière d’appréhender l’univers horrifique de Stephen King. Publié en 1982, le livre est composé de quatre récits, dont trois ont été adaptés au cinéma. King y aborde des thèmes qui lui sont chers : la fin de l’enfance, la trahison, l’isolement… mais sans y ajouter ici d’éléments surnaturels - sauf pour le dernier récit, le plus court. Car les chanceux le savent : l’Américain n’est pas qu’un auteur de best-sellers à frissons. Ses écrits peuvent donner la chair de poule, oui. Ils peuvent aussi donner chaud, comme c’est le cas avec le Corps, troisième des quatre histoires de Différentes Saisons. On y suit quatre gamins de 12 ans qui, à la fin de l’été, partent explorer une forêt dans l’espoir d’y trouver le cadavre d’un garçon disparu. Rarement roman aura fait ressentir à ce point la moiteur d’un été du Maine.
Les autres récits sont tout aussi prenants. Rita Hayworth et la Rédemption de Shawshank nous plonge dans l’univers carcéral des années 50. On y parle espoir, amitié et – c’est commode – rédemption. Après tout, le narrateur se nomme Red… Un élève doué est plus sombre. Découvrant que son voisin est un ancien dignitaire nazi, Todd, 16 ans, le fait chanter pour obtenir un rapport détaillé de l’horreur des camps. La Méthode respiratoire, enfin, nous raconte comment le brave Dr. McCarron a, durant les années 30, aidé une mère célibataire à accoucher après qu’elle a, littéralement, perdu la tête. Quatre histoires, quatre ambiances mais un seul livre pour découvrir King. Et comprendre qu’il est avant tout un formidable conteur de l’Amérique. Sylvain Chazot
Reine d’un jour de Kirstin Innes, traduit de l’anglais (Ecosse) par Anatole Pons-Reumaux et Marguerite Capelle. Métailié «Suites», 516 pp., 13€
Il y a trente-quatre ans, Trafalgar Square était le lieu d’affrontements entre policiers et jeunes vêtus de vestes en jean troué manifestant contre la poll tax de Thatcher. Un chassé-croisé entre deux générations dont Clio Campbell s’érige en porte-parole. Elle a 23 ans et chante Rise Up, «l’hymne du mouvement» porté «par une authentique rage corrosive», dans l’émission Top of the Pops. «On dirait bien que Clio Campbell est prête à en découdre», parce qu’elle en est persuadée, la musique peut changer les choses. C’est ce qu’elle pensait avant de se suicider à 50 ans (pas à 27) avec des antalgiques et de la vodka chez Ruth, une vieille amie. «Et pourquoi, d’ailleurs, pourquoi l’aurait-elle fait ?» Zoom arrière, depuis son départ de l’école et de la maison à 16 ans, Clio – Cliodhna Jean Campbell Johnson de son nom complet – souffrait de dépression et les rails de coke pris sur la lunette des toilettes n’arrangeaient pas son état.
L’info circule au sein des tabloïds et de son entourage perdu de vue ou non. Dans ce premier roman traduit en français, Kirstin Innes passe d’un personnage, d’une époque, d’un lieu à un autre parfois en un claquement de doigts pour comprendre Clio. Tout est une question de tempo dans ce roman choral, bien qu’il soit difficile d’être à l’unisson face à Clio Campbell, «une force de la nature, exaspérante, impulsive, totalement dénuée d’humour, qui changeait d’avis toutes les cinq minutes ne faisait jamais ce qu’elle avait dit, qui vous prenait et vous jetait si et quand elle avait besoin de vous». Charline Guerton-Delieuvin
Antigone de Jean Anouilh, édition La Petite Vermillon, 128 pp., 6,50€
Sur la couverture orange que des générations de collégiens ont trimballée dans leurs cartables, deux silhouettes longilignes. Celle du gigantesque roi Créon, et celle de sa nièce, la petite Antigone. J’ai relu encore et encore cette courte pièce de théâtre, adaptation contemporaine de la tragédie grecque de Sophocle. Cherchant à retrouver les frissons qui m’avaient saisi des cheveux aux orteils la première fois, ado gay mal dans sa peau de 14 ans.
La pièce nous cueille à l’aube, alors qu’Antigone revient au palais. Dans la nuit, elle a gratté la terre pour recouvrir le corps de son frère Polynice, bravant l’interdiction du roi qui le considère comme un traitre. «Antigone ! Je t’en supplie ! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles, lui crie sa sœur Ismène. Toi tu es une fille.» Trop tard. Antigone lui fait ses adieux. Puis à sa nourrice, à sa chienne, à son amoureux, avec qui elle n’aura jamais d’enfant. Vient l’heure de la confrontation avec l’oncle Créon.
Le roi veut l’épargner. Tant que personne ne sait qu’elle a transgressé la loi, c’est encore possible. Antigone a du sang royal après tout. Mais la petite a des principes et rejette ses privilèges de naissance. En refusant d’être sauvée, elle fait éclater l’absurdité du pouvoir au grand jour. Son choix n’a rien à voir avec un suicide nihiliste, celui qui plonge dans l’hébétude. La solidité des principes d’Antigone m’a consolé à un âge de grande fragilité. Et encore aujourd’hui, quand de nouvelles Antigone, comme Greta Thunberg, émergent dans l’actualité. Adrien Naselli
La Cavale du géomètre de Arto Paasilinna, traduit du finnois par Antoine Chalvin, Folio, 276 pp., 9,40€
Ecrit en 1994, la Cavale du géomètre suit Petits Suicides entre amis, grand succès de l’auteur finlandais Arto Paasilinna. Tout aussi déjanté, la cavale en question est un road movie, comme le précédent. Mais ici le personnage principal n’a aucune idée noire, il montre plutôt un énorme appétit de vivre, hélas contrarié par une dégénérescence cérébrale due à l’âge. Ce pourrait être sinistre, au lieu de ça, voilà un roman qui se lit d’une traite, comme on dévale les escaliers d’une tour de trente étages un jour de panne d’ascenseur.
Taavetti Rytkönen, le géomètre du titre, est un notable finlandais de 68 ans. Le roman le cueille à la sortie d’une banque, il a vidé son compte et des billets plein les poches ne sait pas où il va et d’où il vient. Un chauffeur de taxi bienveillant l’embarque. Direction l’Ostrobotnie, la partie la plus austère du pays. Taavetti Rytkönen est un gros buveur, a la tête farcie de souvenirs d’ancien combattant à défaut d’enregistrer les faits récents. On le retrouve complètement ivre dans un char qui pue l’oignon, puis dans une ferme tenue par un camarade de guerre et sa femme.
La partie la plus folle du roman a des accents bibliques. Dieu a créé le monde en moins d’une semaine, Taavetti et Heikki Mäkitalo vont détruire à coups d’explosifs l’exploitation agricole en six jours. Puis il y aura d’autres rencontres tout aussi jouissives : les vieux messieurs indignes vont s’enfoncer dans la forêt, rencontrer des fabricants de saucisson balkaniques et des Françaises en stage de survie. Si la vieillesse est un naufrage alors après eux le déluge. Frédérique Fanchette