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Libération
Lectures d'été

Un poche pour la plage : «Le Radeau des étoiles», «Indian Creek», «Glacé»…

Chaque semaine de l’été, «Libé» vous conseille six livres à glisser dans votre sac de voyage. Aujourd’hui, deux gamins en fuite, un récit d’apprentissage dans les Rocheuses ou un polar enneigé.
publié le 20 juillet 2024 à 11h27

Le Radeau des étoiles d’Andrew J. Graff, Gallmeister, coll. Totem, 352 pp., 10,90 €

Deux garçons de 10 ans, Fish et Bread. Ils se voient aux vacances. Depuis que son père, un militaire, est mort, Fish passe du temps chez son grand-père. Celui-ci ne déborde pas de tendresse mais il est fiable. Bread est pauvre, son père violent. Fish a conscience du regard des adultes sur son ami, un regard apitoyé, ou méfiant. Il déteste ça. Quand les deux enfants décident de s’enfuir, leur tandem, parfois, flanche. Bread refuse de se laisser rattraper. Fish irait volontiers se réfugier dans les bras de sa mère, du shérif et de son grand-père, bref ceux qui sont partis à leur recherche dans la ­forêt. C’est Fish le responsable, Fish qui a tiré une balle dans la tête du père de Bread pour défendre son ami. Fish n’a jamais avoué à Bread la mort de son propre père. En attendant, le meilleur moyen de se sauver est de passer par la rivière. Il faut un radeau. Fish a beau disposer d’un canif et d’une pierre à aiguiser, couper des troncs, même un seul, ne va pas de soi. Vaille que vaille, ils se débrouillent.

Le Radeau des étoiles est le récit d’une survie en milieu hostile. Le shérif, parachuté dans ce coin sauvage du Wisconsin est courageux mais empoté. Tiffany, la poétesse qui tient la station-service, fond d’amour en silence. La mère de Fish a la beauté d’une figure de proue et une addiction à la prière. Le grand-père, enfin, jamais remis de la guerre de Corée, est un type calme soudain enflammé de colère. Ils ne sont pas les seuls à la poursuite des gosses. La nuit du chasseur peut commencer. Claire Devarrieux

Les Ingénieurs du bout du monde de Jan Guillou, Actes Sud, 768 pp., 12,40 €

Petite entorse à la règle : ce n’est pas un, mais quatre livres qu’il est plus prudent de glisser dans sa valise. Sans quoi le vacancier risque la frustration une fois refermé les Ingénieurs du bout du monde. Le premier tome de cette série de Jan Guillou, journaliste d’investigation et romancier suédois, se dévore à si grande vitesse, entre Norvège, Afrique et Allemagne, que l’on prend illico le billet pour l’Angleterre de Virginia Woolf, décor du second épisode.

Ces aventures aussi romanesques qu’irréalistes de trois fils de pêcheurs débutent à la fin du XIXe siècle par la disparition en mer de leur père. Leurs capacités hors normes leur valent de se faire financer des études à l’université de Dresde pour devenir ingénieurs, en échange de l’engagement de revenir à Bergen pour construire une ligne de chemin de fer. Diplôme en poche, l’un file en Afrique déshonoré par une histoire d’amour honteuse, le second suit son amant en Angleterre et l’aîné se retrouve à devoir acquitter seul la dette familiale. Les rebondissements marabout-bout de ficelles sont dignes d’un épisode de Tintin, on ferme les yeux sur les principales incohérences en s’abandonnant au plaisir enfantin de se laisser bercer par l’inventivité de l’auteur et sa capacité à lier grandes inventions, seconds rôles connus et guerres mondiales. Actes Sud a publié en 2018 un quatrième tome, avant de renoncer inexplicablement à mettre à disposition les épisodes suivants. D’où le projet mégalo de l’auteur de ces lignes de lever une nouvelle armée de lecteurs pour exiger la suite. Jean-Baptiste Daoulas

Indian Creek de Pete Fromm, Gallmeister, coll. Totem, 256 pp., 10,10 €

Sept mois d’hiver rigoureux au cœur de l’Idaho à jouer les baby-sitters pour des œufs de saumon, ça ne fait pas rêver ! Cependant, il faut mettre de côté tous ses a priori pour accompagner Pete Fromm dans son apprentissage de la vie sauvage. A l’époque (1978), cet étudiant à l’université de Missoula sait à peine préparer un feu de camp lorsqu’il accepte une mission, tel un trappeur au cœur des Montagnes rocheuses. D’autres se pousseraient du col pour évoquer leur nouvelle existence d’aventurier mais le citadin préfère détailler ses peurs, ses maladresses, sa naïveté, afin de décrire son quotidien.

Une tente de toile, une chienne et beaucoup de solitude, le voilà remisant ses idées romanesques pour préparer des réserves de bois, apprendre à poser des pièges, conserver la viande et tanner les peaux tout en surveillant les ours qui surgissent au bout du chemin. Ce récit d’apprentissage est extrêmement drôle et parfaitement sérieux. L’écriture sobre, pétrie d’autodérision et d’une justesse aiguë, décrit la puissance des paysages, le froid terrible, la neige qui rend claustrophobe et le silence harassant. Une fois terminée, on se demande comment cette histoire presque immobile est parvenue à nous captiver. Mais la prouesse est justement dans cette approche modeste et humaniste qui fait tourner les pages, avancer au rythme du marcheur et tout oublier autour de soi. Christine Ferniot

Le Monde selon Garp de John Irving, Points Seuil, 672 pp., 10,80 €

Il y a un côté vertigineux à (re)lire le Monde selon Garp aujourd’hui tant ce roman, publié en 1978, colle à son corps défendant à l’époque. Bien sûr, on peut (et il faut !) se laisser happer par les péripéties du destin du héros, écrivain anxieux à l’imaginaire aussi débordant qu’inquiétant, ou de sa mère, héroïne féministe et «sexuellement suspecte». On rit, on pleure, on croise des ours qui font du tricycle. Il y a de la vie, de la mort, de la lutte et du sexe, on tourne les pages plus vite qu’il ne faudrait mais on ne peut pas s’empêcher.

Pourtant si ce livre aussi épais qu’ébouriffant est toujours aussi culte qu’à sa sortie, où il transformera John Irving en auteur à succès, c’est qu’il brasse des thèmes qui résonnent avec insistance en 2024 : des réflexions sur le militantisme féministe, même le plus radical (connaissez-vous les Ellen-Jamesiennes ?), que certains aujourd’hui qualifieraient de wokistes et un personnage qui, au fond, apparaît aujourd’hui peut-être comme la véritable héroïne : l’amie transgenre de Garp, Roberta Muldoon. A elle seule, et sans qu’Irving peut-être le réalise sur le moment, elle donne une profondeur, une humanité et une actualité au livre qui valent qu’on s’y (re)plonge. Et si vous l’avez fini trop vite, plutôt que de reprendre les grands succès d’Irving, jetez un cil à l’Epopée du buveur d’eau. Ne serait-ce que pour l’hilarante traduction de la chanson médiévale d’Akthelt et Gunnel en Nordique primitif inférieur… Michel Becquembois

Glacé de Bernard Minier, Pocket, 736 pp., 9,70 €

Une contre-programmation bienvenue ! Au cœur d’une tempête de neige, dans les Pyrénées, en haut d’un téléphérique, surmontant une vallée encaissée, le cadavre d’un cheval décapité, dressé comme un totem face au vide. Pour ajouter à l’atmosphère hallucinée de cette découverte macabre, un centre psychiatrique pénitentiaire, à quelques kilomètres de là, perdu dans les sapins noirs… Qui a pu commettre cet acte inconcevable ? Avec quelles complicités ? Et comment l’ADN d’un tueur en série enfermé sous haute surveillance peut-il se retrouver sur la scène de crime ? L’ADN de Julian Hirtmann, le meurtrier psychopathe, le mélomane fou, double maléfique du héros, Martin Servaz de la police judiciaire de Toulouse…

Bienvenue dans l’univers de Bernard Minier qui avec Glacé, son premier roman paru en 2011, allait s’imposer d’un coup comme un maître du polar. Un thriller qui sera suivi d’une demi-douzaine d’autres (le Cercle, la Vallée, Sœurs, Un œil dans la nuit…) vendus chacun à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.

Le plus de Glacé : des scènes qui marquent les esprits (plus de dix ans après avoir lu le livre, on a encore en tête la scène dantesque du cheval mutilé) et son tueur est à la hauteur d’un Hannibal Lecter, des héros attachants et crédibles, et enfin des ambiances plombées. Vallées noires, brouillards, neige et froid sont omniprésents ; enveloppant les personnages et les lieux d’une présence impalpable. Idéal pour se rafraîchir en ce jour de juillet. Fabrice Drouzy

M.D. de Yann Andréa, éditions de Minuit, 144 pp., 8,50 €

Attention : ceci n’est pas tout à fait un livre de plage. Quoique. Si vous allez à Trouville, en face des Roches noires, c’est tout à fait approprié. Reprenons : Yann Andréa, le jeune amant de Marguerite Duras, veille son amie aux prises avec une crise intense de delirium tremens. Il était tombé amoureux d’elle en lisant ses livres ; il la rencontre en 1975 à l’issue d’une projection d’India Song. Pendant des années, il lui écrit, elle ne répond jamais, jusqu’à l’été 1980 où elle finit par l’inviter à Trouville. Leur relation, marquée par l’emprise de Duras sur Andréa, n’est pas sans heurts ; celui qu’elle appelle «l’homme errant» avec un mépris mêlé de jalousie la veillera amoureusement, sans autre projet qu’elle alors qu’il est homosexuel – oui, c’est compliqué.

En 1983, trois ans après son arrivée à Trouville, il publie M.D. aux éditions de Minuit : le récit terrifiant du sevrage alcoolique de Marguerite Duras à l’Hôpital américain à Neuilly. On découvre l’écrivaine réduite à un corps souffrant et à des hallucinations qui rappellent son écriture. Andréa est si empreint d’elle que sa plume même devient durassienne : phrases assertives, courtes, sans décor, avec un art extrêmement raffiné de la ponctuation. Sur la parole empêchée de Yann Andréa, le très beau film de Claire Simon, Vous ne désirez que moi (2020), avec Swann Arlaud dans son rôle, est éclairant sur cette relation vampirisante, où pour une fois, c’est l’homme qui se laisse prendre au piège destructeur de la passion amoureuse. Marie-Eve Lacasse