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Libération
Lectures d'été

Un poche pour la plage : «l’Or», «Mon mari», «l’Art de la joie»…

Chaque semaine de l’été, «Libé» vous conseille six livres à glisser dans votre sac de voyage. Aujourd’hui, la vie d’un négociant suisse parti faire fortune en Californie, l’anatomie de la vie de couple et de la quête de perfection, ou le best-seller de l’autrice italienne Goliarda Sapienza.
publié le 3 août 2024 à 11h01

5, rue Saint-Benoît, 3e étage gauche, Marguerite Duras de Jean Marc Turine, Metropolis, 350 pp., 12 €

Un jeune Belge écrit à Marguerite Duras qu’il veut adapter le Ravissement de Lol V. Stein au cinéma. Il dissocierait la bande-son des images. Duras répond que ce n’est pas possible, elle-même est en train de penser à faire un film de ce roman. Puis elle lui téléphone. S’il veut être stagiaire sur le tournage de Jaune le soleil, il est le bienvenu, ça se passe à Neauphle où elle a sa maison. On est en 1971. L’inconnu s’appelle Jean Marc Turine, il a 25 ans. Et pendant vingt-cinq ans, il sera l’ami de «Marguerite» jusqu’à sa mort en 1996 et sera celui de son mari Dionys Mascolo jusqu’à sa disparition en 1997. Ces deux-là sont ses «parents spirituels». Leur fils, Jean Mascolo, dit «Outa», un frère. Avec Outa et Duras, Turine signe le film les Enfants (1985).

Des scènes drôles émaillent le récit publié par Jean Marc Turine en 2006, actualisé aujourd’hui. Dans les années 80, il fait les courses avec la carte bleue de Duras et les clefs de sa voiture. Elle lui demande de laver les carreaux, parce que si elle grimpait sur le rebord de la fenêtre pour le faire «ce serait la rigolade générale dans la rue». Il y a dans ce livre une Marguerite affectueuse, attentive, passionnante, mais «la» Duras infernale, pingre et mégalomane est évoquée aussi. Au terme des pages qui parcourent l’actualité durassienne de 2006 à 2023 (avec notamment les conflits entre Jean Mascolo et le dernier compagnon de Duras, Yann Andrea, dont le corps a été découvert dans son studio quatre mois après sa mort) Turine a deux ultimes adjectifs pour qualifier l’écrivaine : «Humaine. Aimante.» Claire Devarrieux

L’Or de Blaise Cendrars, Flammarion, 192 pp., 5,70 €

A 31 ans, Johann August Suter quitte tout. Sa femme, ses quatre enfants, sa Suisse natale… Il part à pied sans le sou. Il mange des orties, trait des vaches dans son chapeau, mais rien ne l’arrête. Sa course en avant l’emmène au Havre puis a New York. Et après mille métiers, il avance toujours plus vers l’ouest. Par-delà les forêts, les montagnes, les déserts, il avance frénétiquement comme un forcené qui cherche l’Eden. Avec son chien (qui fume la pipe), il ira jusqu’à Honolulu avant de poser ses valises en Californie. Il y négocie des terrains immenses, construit des routes, et commence à cultiver et élever du bétail. La fin de l’aventure ?

Mais en un coup de pioche, tout bascule. On a trouvé de l’or. Alors qu’il maîtrisait tout, plus rien n’est contrôlable.

Premier roman de Blaise Cendrars, lui-même Suisse et aventurier, l’Or a été un succès immédiat (et mondial) à sa sortie en 1925. Celui qu’on appelait le «poète de la main gauche», parce qu’une rafale allemande lui a coûté son bras droit en 1915, y raconte le destin de cet aventurier et constructeur fou qui a dû faire face à l’arrivée massive de nouveaux orpailleurs avides.

Ce qui est délectable dans l’Or, c’est le style de Cendrars, aussi rapide que la vie de Johann Suter. Pas de place au sentiment, pas de fioritures. On est entraîné irrémédiablement vers l’avant, sans doute parce que la chute finale est vertigineuse. Un roman court à lire vite et à relire parce qu’à chaque fois on trouve une nouvelle formule truculente et que le voyage vaut (évidemment) son pesant d’or. Damien Delhomme

Le Septième Templier d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Pocket, 608 pp., 9,50 €

1307. Le roi Philippe le Bel et le pape Clément V ordonnent l’anéantissement de l’ordre du Temple. Arrestations, tortures, racontées avec un grand réalisme. Dans l’ombre des commanderies, sept chevaliers vont organiser la survivance de l’ordre par-delà les siècles. De nos jours, le commissaire franc-maçon Antoine Marcas reçoit l’appel d’un mystérieux frère. Sur le point d’être assassiné, il lui transmet la piste d’un secret fabuleux : le trésor des Templiers… Tatatin

Histoire et polar : une formule qui a su trouver son public pour le duo d’écrivains Eric Giacometti et Jacques Ravenne qui depuis quinze ans multiplie les romans aux titres évocateurs (In nomine, le Rituel de l’ombre, le Frère de sang, la Croix des assassins, Lux tenebrae). Avec un canevas identique : un chapitre consacré à une énigme mythique du passé alterne avec un autre suivant une enquête bien contemporaine de leur héros policier. Si les épisodes médiévaux n’hésitent pas à faire appel au surnaturel, les enquêtes de Marcas sont, elles, bien ancrées dans notre monde cartésien (avec de nombreuses références à l’actualité) ; les deux histoires trouvant leur dénouement dans les dernières pages.

Etapes codées, parcours ésotériques, incontournable Vatican et méchants très méchants… Même sur des sujets largement traités (complot illuminati, saint suaire ou saint Graal), le talent d’écriture et l’érudition des auteurs permettent d’avaler d’une traite les 400 pages de l’intrigue. Avec pour ce Septième templier, un finale (la découverte du trésor du Temple) qui reste pour nous, à ce jour, le plus réussi qu’on ait lu. Fabrice Drouzy

Mon mari de Maud Ventura, Collection proche, 267 pp., 8,50 €

Si vous ouvrez Mon mari de Maud Ventura (1) sans le terminer, vous ne cesserez de palpiter. Alors pour ne pas mettre votre cœur en surrégime, choisissez votre plus long trajet de l’été, (comme un Paris-Berlin en train) et immergez-vous dans un bain d’intranquillité. 8 h 08 de trajet en huis clos (pauses comprises) qui décupleront vos sensations de lecture.

Dans son premier roman, l’écrivaine s’attaque à l’amour inconditionnel dans le couple. C’est simple : rien ne doit s’interposer entre le personnage principal et son mari, pas même ses enfants. Mais travailler à garder cette intensité, est-ce toujours de l’amour ? C’est là que le prix de cette relation se dessine et que l’inquiétant pointe. L’autrice nous propulse avec un certain humour dans la tête de son héroïne, professeure d’anglais gaulée comme jamais. Du lundi au dimanche, c’est une semaine dans l’esprit chirurgical de cette amoureuse qui vous attend. Un roman qui dissèque la relation de couple, la romantisation du mauvais garçon et la quête de perfection.

Une fois arrivé à Berlin, et certainement devenu un poil parano, offrez la traduction allemande (Mijn Man) à ceux que vous rencontrez. Féministe, pas féministe, homme, femme, vieux, jeune adulte : ce best-seller a vocation à être partagé. C’est d’ailleurs l’effet kiss cool qui en fait une parfaite lecture estivale : il est radical sans donner l’air de l’être. Il permet donc des conversations vibrantes sur un terrain non miné par un engagement dont on souhaite parfois s’éloigner en été. Maud Benakcha

(1) Célèbre, le deuxième roman de Maud Ventura sera publié le 22 août aux éditions l’Iconoclaste.

L’Art de la joie de Goliarda Sapienza (traduit de l’italien par Nathalie Castagné), le Tripode, 797 pp., 14,50 €

S’il y a un roman fleuve à emporter cet été dans vos valises ou à dévorer dans votre canapé sans manger ni dormir tant vous serez happé par le texte, c’est bien l’Art de la joie, de Goliarda Sapienza. D’abord pour le titre, qui fait du bien en ces temps de marasme. Ensuite pour célébrer dignement les 100 ans qu’aurait eus cette année l’autrice italienne qui s’est battue pour faire publier ce livre qui ne paraîtra finalement qu’après sa mort, grâce à l’obstination de son dernier compagnon et qui deviendra instantanément un best-seller. Parce qu’il est d’une sensualité et d’une fougue débordantes.

Il met en scène une femme, Modesta, que l’on découvre enfant, née le 1er janvier 1900 en Sicile, et que l’on accompagne tout au long de sa vie trépidante et entière. Une femme belle, libre, forte, aimant le sexe et l’amour, les hommes et les femmes, les livres, la poésie et la politique. A ses côtés nous traversons le siècle avec ses soubresauts guerriers et ses fulgurances politiques, nous ressentons le soleil brûlant de la Sicile, l’amour qui embrase les sens, la soif d’aventures et d’ivresses.

L’Art de la joie ne se raconte pas, il se lit, se ressent, s’engloutit, c’est un feu qui nous parcourt de la première à la dernière page. «La mer attendait, je la regardais avec le regard enfantin, large et flottant d’Eriprando. C’était l’été, et il fallait que je vole à cette mer avare un peu de sa liberté. Pour le faire, je devais la comprendre, la toucher de mon corps comme Béatrice savait le faire.» Alexandra Schwartzbrod

La petite fille de Monsieur Linh de Philippe Claudel, Le livre de poche, 184 pp., 7,90 €

«C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore. Le vieil homme se nomme M. Linh.» La vie déchirée de M. Linh se devine par fragments, comme les éclats d’une bombe à fragmentation. C’est bien la guerre qui a fait exploser sa vie et celle de son village, ce paradis perdu qu’il a fui à perdre haleine pour éloigner sa petite-fille, Sang Diû, du mal absolu. Il aurait pu voguer sans fin, mais le voyage a un but : Marseille, univers inconnu où il échoue, étranger à lui-même comme aux autres réfugiés. Dans le dortoir sans âme où il est hébergé, indifférent aux moqueries et aux bagarres, il n’a qu’une obsession : prendre soin de Sang Diû. «Toujours revient la lumière, toujours il y a un lendemain», chante M. Linh à la petite fille.

Pour lui faire prendre l’air, il se hasarde dans les rues étourdissantes de la métropole, bravant le froid, tous ses habits sur le dos, comme «une grosse boule de laine, rembourrée et difforme». Comme une bouée lancée à cet homme à la dérive, l’amitié surgit alors sans prévenir, sans chichis, sur un banc de Marseille, sous la forme d’un «gros homme», lui aussi échoué là. Les deux se parlent, se soutiennent sans jamais se juger, se comprennent même s’ils n’ont pas de langue en commun. «C’est parfois moche, la vie, hein ?» lui dit M. Bark. Comme le manège du parc, elle n’a pas dit son dernier mot. Laurence Defranoux