Essais 1981-2002, de Salman Rushdie, Folio, 1084 pp., 14,30 € (ebook : 13,99 €)
Pour prolonger la lecture de l’irremplaçable Couteau, où Salman Rushdie raconte comment il a survécu à la tentative d’assassinat de 2022, on explorera l’épais volume d’Essais qui réunit, dans de nouvelles traductions, les recueils Patries imaginaires et Franchissez la ligne… Rushdie mémorialiste, critique littéraire ou commentateur de l’actualité est un compagnon formidable. Pourquoi ? Parce qu’il dit ce qu’il pense. Quand il apprécie un écrivain mais n’aime pas tout de son œuvre, il l’expose calmement. Ce n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Les écrivains sont susceptibles. On comprend par exemple pourquoi John Berger et John le Carré n’ont pas soutenu Rushdie au moment de la fatwa. Du premier, il admire la pensée critique, puis note que «c’est aussi un créateur (bien que de qualité discutable)». Quant au second, il «tient à être pris très au sérieux» mais ça ne marche pas tout à fait.
Les sujets qui attirent son attention sont variés. Cela va de l’assassinat d’Indira Gandhi (l’Inde a une place prépondérante) à la mort de Diana, de l’incendie d’un taudis au goût du pain dont l’adolescent raffole quand il arrive en Angleterre. Que le lecteur soit fan de géopolitique ou préfère entendre parler de Grace Paley, de Saul Bellow, il sera comblé. Ajoutons que Salman Rushdie est un optimiste. Il ne croit ni à la mort du roman ni à la disparition du lectorat. Un optimiste lucide : on publie trop. Dans les maisons d’édition, «l’obsession du chiffre d’affaires a supplanté la capacité à distinguer les bons livres des mauvais». Claire Devarrieux
Naufrage au Mont Blanc, l’affaire Vincendon et Henry d’Yves Ballu, Glénat, Poche aventure 440 pp., 10,90 euros
Avec l’affaire Vincendon et Henry, Yves Ballu nous livre une enquête passionnante et fouillée sur les coulisses du ratage d’un sauvetage au Mont Blanc, en 1957. Comment les tergiversations, la chaîne de -mauvaises- décisions des secours, les circonvolutions vaines des hélicoptères, le vent, le froid, ont fait leur œuvre. La montagne, quoi. Naufrage au Mont Blanc dresse un état des lieux terrifiant du rêve brisé de deux «gamins» dont le destin se meut vers une issue fatale…
«L’immobilité totale, l’attente interminable, le froid, le vent, la neige la solitude, sans rien manger, rien boire, à respirer un air raréfié, couchés à même la glace, assis, accroupis, debout, serrés l’un contre l’autre, l’un ou l’autre… Attendent-ils encore ? N’est-il pas criminel de les avoir laissés espérer un secours qu’on est incapable de leur assurer ? D’avoir inutilement prolongé leur agonie. Et s’ils ne devaient pas revenir vivants ? Faut-il vraiment souhaiter qu’ils soient encore vivants ?».
Les journalistes sont venus en masse retransmettre en direct cette lente agonie, jour après jour. La vallée de Chamonix restera profondément traumatisée par ce douloureux épisode. Au point que le secours en montagne en sera profondément remanié, avec la création des unités spécialisées des pelotons de gendarmerie de haute montagne et des compagnies républicaines de sécurité des Alpes. Didier Arnaud
La Femme comestible de Margaret Atwood, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Pavillons poche Robert Laffont. 544 pp., 11,50 euros
On y entre comme on grignote une religieuse au café, avec délice. D’abord les petites pointes de crème au beurre, puis le sucre glace du premier chou, et le second… Le titre, d’abord : la Femme comestible, qui aiguise l’œil et l’appétit en ces temps où chacun, et peut-être plus encore chacune, se sent parfois bouffé par les préoccupations familiales, rongé par le travail, la charge mentale pesant un bon quintal. Puis l’épigraphe du livre, tirée d’une recette de pâte feuilletée : «Veillez à ce que la surface sur laquelle vous travaillez (du marbre de préférence), les ustensiles, les ingrédients et vos doigts restent frais durant toute l’opération…»
L’irrésistible Femme comestible, publiée en 1969 (en 2008 seulement en France), est le premier roman de la Canadienne Margaret Atwood (autrice du célèbre la Servante écarlate). Elle y raconte la vie de Marian, employée comme enquêtrice dans une société de marketing, et tout juste fiancée avec ce genre de garçon qui vous dit en vous pressant la main : «Chérie, tu ne comprends pas ces problèmes, tu as eu une vie très protégée.» Tout devrait donc aller bien pour Marian, qui, pourtant, n’arrive plus rien à avaler - son corps refusant visiblement de se laisser digérer par une future vie de mère au foyer. Marian ne mange plus, et se sent de plus en plus dévorée.
Depuis sa lecture, on pense souvent à ce moment du roman où, lors d’une soirée entre amis, Marian se glisse subrepticement dans l’espace laissé vide entre le mur et le canapé, allongée sur le flanc, «telle une lettre dans une fente». Disparaître, pour un temps, même de la manière la plus ridicule qui soit. Sonya Faure
Sister Deborah de Scholastique Mukasonga, Gallimard «Folio», 160 pp., 7, 80 euros.
«Les souffrances des Noirs, le mépris, les injures, les lynchages, les pendaisons qu’ils enduraient en Amérique […], la tyrannie des colons qu’ils subissaient en Afrique […]. Il n’y avait […] qu’à attendre la venue du Libérateur qui vengerait le peuple noir.» Et les femmes qui les débarrassera de leur oppresseur masculin ? Sans doute Sister Deborah. Cette prophétesse et thaumaturge américaine proclame que le Messie sera, dans les années 30 au Rwanda, une «femme noire» porteuse d’«une semence qui prodiguera la révolte sans que les femmes aient besoin de se courber sur la houe». Le mouvement Black Lives Matter, des décennies plus tard, en fera sa sentence : «I met God, she’s Black» («J’ai rencontré Dieu, elle est noire»).
Scholastique Mukasonga le cite en exergue comme un écho à ces habitantes baptisées dans des abreuvoirs pour vaches et révoltées lors de réunions nocturnes. L’écrivaine née en 1956 brise le silence sur leur passé et celui du Rwanda. Comme un devoir qu’elle s’impose, la mémoire du pays circule dans ses œuvres, de près dans son autobiographie Inyenzi ou les Cafards (Gallimard, 2 006) ou de loin dans Sister Deborah sur le lien entre religion, colonialisme et domination masculine. «Les hommes restaient éberlués et impuissants devant la furie féminine» excepté les autorités colonisatrices belges. Deux balles se logent dans le corps de Sister Deborah, devenue quelques pages plus loin Mama Nganga, voilà sa sentence, elle qui voulait faire du Rwanda «un royaume de femmes». Charline Guerton-Delieuvin
Juste après la vague de Sandrine Collette. Le Livre de poche. 352 pp., 8,90 euros
«En six jours, ils n’avaient pas eu le temps de s’habituer, mais ils avaient compris que le monde ne serait plus comme avant. Ils se tenaient par la main tous les onze, le père, la mère et les neuf enfants, visages fouettés par un temps devenu fou». La romancière Sandrine Collette a la faculté de nous faire basculer dans des univers extraordinaires : en randonnée dans les montagnes d’Albanie avec Six Fourmis blanches, dans la cave d’une ferme isolée avec Des Nœuds d’acier ou encore dans le jardin-refuge d’une femme qui fuit son compagnon toxique, avec Ces Orages-là.
Juste après la vague nous dépose en haut d’une colline en compagnie d’une famille nombreuse, qui vivait chichement mais heureuse sur son bout de terrain, avec ses poules et son pommier, jusqu’à ce qu’un terrible tsunami n’avale le village et ne transforme la région en mer, et la colline en île. Chaque jour, au lieu de se retirer, l’eau grignote un peu plus les marches de l’escalier sous les yeux des enfants. Il va falloir partir vers les hautes terres pour y trouver de l’aide, dit le père. Mais ils n’ont qu’une seule barque. «La mère murmura, comme si c’était lui, rien que lui, comme si tout était de sa faute, la mer, la tempête et le malheur : “Qui vas-tu laisser ?”»
Des choix impossibles. Un voyage fabuleux, bouleversant, quelque part entre le Petit Poucet et L’Odyssée de Pi, où les plus faibles ne sont pas ceux que l’on croit. Laurence Defranoux
L’Inflation de la gloire, de Gabriele Tergit, (traduit de l’allemand par Pierre Deshusses), éditions Bourgois «satellites», 454 pp., 13 euros
Il y a un monde fou sur le Kurfürstendamm, dans les cafés, les restaurants, les cabarets. On continue de donner des réceptions fastueuses. Le marché matrimonial bat son plein. En sont exclues les demoiselles courtisées par des goujats, et les femmes libres, ce nouveau modèle déconcertant «qui s’est déjà fait couper les cheveux en 1918».
Comment écrire sur Berlin 1930, se demande un écrivain chevronné dans l’Inflation de la gloire. La réponse est le roman lui-même, paru en 1931, le premier de Gabriele Tergit (1894-1982), journaliste berlinoise émigrée en 1933. Tout commence dans une salle de rédaction, avec un journaliste cultivé mais vieux jeu et son collègue talentueux mais bien jeune. Comme on manque de copie, le plus jeune écrit un article à la gloire d’un chanteur ringard nommé Käsebier. Puis un garçon ambitieux s’empare du sujet, et fait la gloire dudit Käsebier. La vedette se produit devant des publics sélects. On va lui construire un théâtre.
La baudruche finira par éclater. Tergit est insolente et sérieuse à la fois. Elle décortique un projet immobilier si malhonnête que les appartements livrés sont invivables. Elle entre chez le banquier ruiné, chez la veuve contrainte de louer ses chambres. Un personnage note que les magasins de confection ont disparu. Un journal proche des nazis s’en prend à «la presse juive de boulevard». Dans les dîners on parle politique. «Si les élections ne donnent pas une majorité pour faire une grande coalition, il ne restera plus que la dictature.» Claire Devarrieux