Une dame, crins argentés, assise sur le rebord du jardin de l’Observatoire, dans le XIVe arrondissement de Paris. Seule, ses petites jambes qui se balancent, son pull marin contre la grande grille. Elle ne sait pas exactement ce qui l’a poussée ici, le soleil qui brille ou les dernières factures salées : «Tout prend 30%.» Ce n’est pas une aficionado des manifs. Elle semble un peu perdue. «Il y a peu de monde, non ?» Les gens ont la gueule d’habitués. Les moteurs des camions des syndicats ronronnent. Les rangs sont clairs. Un type dit que c’est comme le café du matin, c’est la mobilisation du réveil.
Billet
Au moment où la dame du rebord, mère de deux gosses, bibliothécaire à Paris, parle de «joindre les deux bouts», la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, évoque une manif pour «pour exiger un plan de financement à la hauteur pour garantir l’avenir des services publics, de nos écoles, hôpitaux, universités, exsangues». La grève, à l’appel de la CGT, de Solidaires et de FSU, a de vastes espoirs : l’abrogation de la réforme des retraites, l’augmentation des salaires et la dénonciation du «déni de démocratie» face au refus d’Emmanuel Macron de nommer un chef de gouvernement issu du Nouveau Front populaire. A Paris, 20 000 manifestants ont défilé de Denfert-Rochereau à la place de la Bastille selon la CGT. Les syndicats ont choisi leur timing : le départ est donné une heure avant le discours de politique générale de Michel Barnier, à 15 heures.
«Continuer le combat»
Sous les marronniers de l’avenue, aux premières secousses du cortège, Frédéric prend sa mine lugubre. Il a calculé, pas longtemps, il lui a suffi de quelques secondes. Et cinquante-six ans, c’est long. Depuis 1968 et l’augmentation du salaire minimum de 35%, «il n’y a pas eu de grande réforme pour les salariés», assure-t-il. Même les 35 heures ne trouvent pas grâce à ses yeux : «Ça a fini par malmener les conditions de travail.» Alors le grand oral de Michel Barnier… Il en attend que tchi. Frédéric s’est déplacé, comme à chaque fois, avec Solange. C’est leur «rentrée sociale». C’est un petit couple. Il a un chignon, elle porte son sac à dos comme une écolière. Il marne à Algeco, elle est à la retraite. Ils ont manifesté durant toute la bataille contre la réforme des retraites, côte à côte, le pas identique, souple, leurs mains pas collées mais presque. Le matin à Meaux, l’aprèm à Paris. Frédéric s’est pris deux ans dans la vue avec la réforme. Ils parlent d’être «Gaulois réfractaires». De «continuer le combat». «Je le fais pour lui», dit Solange.
Tandis que Michel Barnier commence son discours, un manifestant appuie compulsivement sur son téléphone. Montée de tension face à la causerie du Premier ministre ? Oh, pas du tout. Il joue au Scrabble. «Barnier n’a rien à faire là. Je vais pas passer une heure à l’écouter, c’est pas mon problème.» Le scrabbleur révolté porte un pantalon ample en lin et de beaux souliers. Il baisse la tête en fulminant. Ici, tout autour, le nouveau Premier ministre n’existe pas. C’est Macron qui est dans toutes les bouches.
«L’élitisme à tous les étages»
Vincent, un prof des écoles, petite quarantaine, imagine son discours. Il pose ses doigts sur un pupitre imaginaire. Il se racle la gorge. «En concertation avec toutes les forces républicaines, je vais rassembler le plus largement possible, de l’extrême droite… au centre droit. Je vous le promets : je vais tout faire pour baisser le déficit public.» Vincent adopte le ton qu’il prend en classe. «J’ai une petite section de maternelle.» Il rit. «Pour pleins de raisons», Vincent fait grève : «Les problèmes de remplacement, de recrutement, d’inclusion des enfants handicapés.» Surtout, il en a marre de «l’élitisme à tous les étages et de l’évaluation permanente». Dans le flot réduit du cortège, Vincent tourne la tête à droite, à gauche. Il cherche des connaissances. Il dit qu’il n’a vu aucun autre professeur. De toute façon, il ne s’attendait pas «à la révolution» aujourd’hui. «Peut-être» lira-t-il dans la soirée un compte rendu du discours du Premier ministre. Ce n’est pas certain. Il découvrirait, alors, que Michel Barnier, pour alléger la dépense publique, veut «développer partout une culture de l’évaluation».