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Libération

Amélie de Montchalin : «Le gouvernement veut lutter contre l’endogamie sociale»

A la veille d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Nantes, la ministre de la Fonction publique annonce dans «Libération» le plan de l’exécutif pour diversifier les profil des futures élites françaises, sans pour autant supprimer l’ENA.
Amélie de Montchalin, à l'Assemblée, le 12 janvier. (Christophe Archambault/AFP)
publié le 11 février 2021 à 8h30

Alors que plusieurs élus macronistes réclament «un effort plus massif» contre les inégalités, Emmanuel Macron visitera jeudi à Nantes, l’Institut régional d’administration (IRA). La ministre de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, sera de ce déplacement. Elle explique à Libération comment le gouvernement entend promouvoir la diversité des recrutements dans les écoles de la fonction publique, y compris à l’ENA dont la suppression, évoquée en avril 2019 par le chef de l’Etat, n’est plus à l’ordre du jour.

Emmanuel Macron a maintes fois proclamé sa volonté de promouvoir «l’égalité des chances» et de lutter contre «l’assignation à résidence». Dans l’aile gauche de la majorité, beaucoup considèrent que le compte n’y est pas. N’est-ce pas un aveu d’échec ?

Si le compte n’y est pas, c’est que nous sommes un des pays, parmi ceux de l’OCDE, qui reproduit le plus les inégalités. Ce n’est pas une question de droite ou de gauche. Comme l’a souligné le chef de l’Etat lors de la présentation du plan pauvreté en septembre 2018 : on a longtemps corrigé les inégalités par des aides financières mais on est rarement allés à la racine de ces inégalités. A la racine, il y a l’école. Beaucoup a été fait depuis trois ans sur l’école. On a beaucoup investi pour les futures générations, avec les classes dédoublées, le dispositif «Devoirs faits», les petits-déjeuners gratuits à l’école. Mais tout ce qu’on a fait ne portera ses fruits qu’à long terme. Or, aujourd’hui, avec la crise sanitaire, une génération a peur d’être sacrifiée. Il faut lui donner des perspectives, de l’ambition, sans quoi elle se retrouve attirée par des idéologies séparatistes ou extrémistes.

En quoi la ministre de la Fonction publique peut-elle «donner des perspectives» ?

La fonction publique, premier employeur du pays, dépend exclusivement de la volonté politique. Il est donc logique que le Président commence par là. Depuis la IIIe République, elle a toujours été le moteur de l’ascenseur social. C’était aussi la vocation de l’ENA, telle que l’avait pensée le général de Gaulle aux débuts de la IVe République. Mais aujourd’hui nous n’avons plus que 1 % d’enfants d’ouvrier à l’ENA. Et le constat est le même dans les autres écoles de service public.

Comment l’expliquer ?

Par un cumul d’inégalités sociales et territoriales. Si vous faites vos études à Paris, la haute fonction publique est un possible. Pour les autres, il y a une forme d’autocensure. Les jeunes ne voient pas de chemins concrets vers ces carrières. On peut brandir tant qu’on voudra l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen «sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents» si vous avez des freins sociaux et culturels qui enferment les gens dans l’autocensure, il n’y a plus de méritocratie possible. Cette régression de la mixité sociale se double d’un problème d’attractivité de la fonction publique.

Il n’y a plus assez de candidats ?

Pour certaines écoles de la fonction publique, le taux de sélectivité n’est pas bon. En quinze ans, le nombre de jeunes qui se présentent à ces concours a été divisé par trois. Mon objectif est de restaurer leur attractivité et qu’elles demeurent des filières d’excellence. En même temps, dans l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire (Enap) comme dans celle des directeurs d’Ehpad (ENSP), nous avons besoin de cadres qui représentent la diversité de la France.

N’est-on pas là dans le registre des mesures symboliques ? On parle de quelques centaines de jeunes dans une vingtaine d’écoles

C’est beaucoup plus que cela. On va chercher les jeunes dès le plus jeune âge pour faire germer une petite graine d’ambition. A partir de septembre, nous voulons que tous les élèves des écoles du service public aient l’obligation de faire du tutorat. Ils iront dans les collèges et lycées pour aider les élèves dans leurs choix d’orientation. La lutte contre l’«assignation à résidence» ne se décrète pas par une circulaire. C’est un engagement de toute la société. Les hauts fonctionnaires servent l’intérêt général, il est donc logique qu’ils jouent aussi ce rôle dans la société. Environ un millier de tuteurs, issus des 23 écoles de service public, seront déployés sur tout le territoire. Que vous soyez futur commissaire de police, directeur d’hôpital, inspecteur des impôts ou autre, vous devrez aller dans les collèges et lycées pour participer aux choix d’orientation. Ce modèle des «cordées de la réussite» est déjà développé dans les écoles d’ingénieurs et de commerce, les écoles de service public doivent s’y mettre.

Et dès lors que vous les aurez convaincus, comment donner aux jeunes les moyens d’accéder à ces carrières ?

En mettant des moyens, nous voulons donner à tous les jeunes de France, quel que soit leur lieu d’étude, la possibilité de préparer les concours. Nous créons un réseau de classes «prépa talents». Il y en aura au moins deux par région qui se substitueront au système peu connu de «prépa intégrée» des écoles de service public. Il y aura, à la rentrée 2021, 1 000 places qui s’ajoutent aux 700 déjà existantes. Nous allons donc financer 1 700 places au total. Les étudiants concernés devront être boursiers de l’enseignement supérieur. Ils seront sélectionnés sur leur mérite. Ceux qui viennent de quartiers politique de la ville (QPV), de zone rurale ou d’outre-mer seront favorisés. Pour qu’il n’y ait pas de frein matériel, nous donnons 4 000 euros par an à chaque élève en complément de bourse. Notez – c’est important – qu’il s’agira de parcours diplômant. Cela devrait lever les préventions des familles pour lesquelles la préparation à un concours très sélectif reste une aventure trop risquée.

Où seront dispensées ces formations ?

Nous lançons jeudi à Nantes, avec le président de la République, un appel à toutes les universités pour qu’elles présentent des projets selon un cahier des charges précis. L’Etat mettra 6 500 euros par étudiant pour les financer. On investit pour trouver des talents partout. Ces prépas talents vont faire connaître beaucoup plus largement ces écoles et ces carrières.

Mais comment garantir que les étudiants ainsi formés seront effectivement reçus aux concours ?

Dans les écoles les plus emblématiques de la haute fonction publique (ENA, Institut national des études territoriales, commissaires de police, directeurs d’hôpitaux et administration pénitentiaire), 15 % des places supplémentaires aux concours externes seront offertes aux étudiants des prépas talents.

Concrètement, dans la promotion 2021 de l’ENA, une demi-douzaine d’admis sur un total d’une quarantaine devraient être issus de ce dispositif ?

Le jury fera ses choix. Il publiera une seule liste d’admis. Les candidats passeront les mêmes épreuves, j’insiste sur ce point. A l’issue de la prépa talents, je n’ai aucun doute sur le niveau des futurs lauréats. Il faut surtout que les candidats sachent que s’ils s’inscrivent en prépa talents et s’y investissent, il y a des places pour eux.

A vous entendre, on comprend qu’il n’est plus question de supprimer l’ENA. Que retient l’exécutif du rapport Thiriez, remis il y a un an tout juste ?

Il faut préciser de quoi on parle. Il y a d’une part la réforme de la scolarité de l’ENA. La direction change les cours, met en valeur la créativité, favorise le travail collectif, les stages, etc. C’est sa responsabilité. La nôtre, au gouvernement, c’est de lutter contre l’endogamie sociale. Ce sera le cœur des annonces du Président jeudi. C’est aussi la réforme de la haute fonction publique avec la lutte contre les corporatismes. J’y travaille. Cela passe aussi par la mise en place d’un tronc commun pour tous les hauts fonctionnaires, une des propositions du rapport Thiriez. Tous les élèves hauts fonctionnaires auront les mêmes références sur cinq sujets majeurs dès la rentrée 2021 : écologie, numérique, valeurs de la république, inégalités, rapport à la science.

Dans son discours des Mureaux sur le séparatisme, Emmanuel Macron avait insisté sur la «promesse d’émancipation». On pouvait donc s’attendre à ce que la loi «confortant le respect des principes de la République» comporte des dispositions fortes sur l’égalité des chances. Ce n’est pas le cas

Tenir la promesse républicaine ne passe pas nécessairement par la loi. Ce qu’on annonce jeudi, ce n’est pas une loi. Le combat contre les discriminations avec l’instauration d’une plateforme antidiscrimination [annoncée en décembre et qui devrait être présentée par Emmanuel Macron vendredi, ndlr], ce ne sera pas une loi non plus. Si on doit être réélu, ce sera sur la base de ce qu’on a fait. Les oppositions n’ont qu’une envie, c’est d’être en 2022. Mon sujet, c’est d’être la ministre de 2021 et de donner à 1 700 jeunes de milieux modestes la possibilité de préparer les concours dans de bonnes conditions pour intégrer la fonction publique.

La grosse inquiétude de certains de vos amis macronistes est de découvrir, sondages à l’appui, que de nombreux sympathisants de gauche seraient prêts à s’abstenir dans un deuxième tour Macron-Le Pen

Pour ma part, je suis dans le concret. Ma grande inquiétude, c’est que des jeunes méritants et compétents soient relégués et oubliés. Pour le reste on doit accélérer pour montrer que nos engagements de 2017 sont tenus. Pourquoi les gens s’abstiennent ? Parce qu’ils pensent que leur vote n’a pas de conséquences. Il y a cette phrase que le Président nous répète à chaque conseil des ministres : «Notre boussole collective doit être de prouver que la démocratie est efficace.»