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Libération
Reportage

Bourse du travail d’Aubervilliers : «C’est catastrophique de vouloir fermer un tel lieu de communion»

Le lieu, d’«utilité publique» selon les syndicats qui y organisent des permanences pour les travailleurs, est menacé de fermeture par la mairie UDI qui veut y reloger des associations. Jeudi 18 janvier, une manifestation était organisée pour dénoncer cette décision.
Depuis plusieurs jours, des syndicats organisent une «veille permanente» des lieux pour éviter l'expulsion. (Bourse du Travail d'Aubervilliers/Twitter)
par Mina Peltier
publié le 19 janvier 2024 à 15h07

«On a jamais vu autant de monde. Ça va nous relancer, je le sens !» A quelques minutes du départ du cortège, Tomi, (1), membre de la CGT, est heureux, pressé de partir. Au sein de la Bourse du travail d’Aubervilliers, ou la Maison des syndicats – «c’est comme on veut» –, ils sont plus d’une centaine à s’être réunis jeudi en fin d’après-midi après l’appel à manifester lancé par plusieurs syndicats pour garder ce lieu de vie des syndicats, aujourd’hui menacé. A quelques minutes du départ, ça frétille, dans les couloirs aseptisés de ce bâtiment quasi neuf, installé au «cœur de la ville, comme il se doit, au plus près des travailleurs», note Anouk. Fille de syndicalistes, elle le devient aussi dès la fac, lorsqu’elle se mobilise en 2006 contre le contrat première embauche. Aujourd’hui, elle représente l’union syndicale Solidaires ici, au 1, rue des 21 Appelés. Depuis 2015, les syndicats, qui ont précédemment occupé d’autres lieux de la ville, sont installés dans ce bâtiment municipal de 448 m². Mais la mairie a décidé de mettre un terme à la convention d’occupation, leur demandant de quitter les lieux au 12 janvier.

«Sans discussion»

La décision d’expulser les unions syndicales locales est arrivée par surprise. La maire UDI d’Aubervilliers, Karine Franclet, préside le conseil municipal du 28 septembre 2023. Ça discute association. Un lieu de vie associatif, le foyer Ambroise-Croizat, doit être relocalisé, faute de place. Avec les travaux de la ligne 15 et du Grand Paris, plusieurs organisations tirent la manche de la ville pour qu’elle leur trouve une solution de relogement. D’un ton désinvolte, l’édile assure que l’équipe municipale cherche des solutions. Et annonce que «400 m² vont se libérer». Silence. Dans l’audience, ça oscille entre questionnement et incompréhension. «Attendez une minute.» Juste avant de lancer le vote, un conseiller de l’opposition, le communiste Anthony Daguet, lève la main : «Les 400 m², c’est la Bourse du travail ? Qu’est-ce qu’elle va devenir si vous libérez le tout ?» Toutes les paires d’yeux sur elle, la maire répond simplement : «Rien.» Puis elle confirme la fermeture, avant de dérouler tout en aplomb un discours bien préparé.

Cinq minutes de discours soigneusement lu, qu’elle résume ainsi : «C’est une question financière ! […] Il faut faire des choix et des arbitrages.» Contactée, l’équipe municipale estime que les 448 m² sont «surdimensionnés» comparés au nombre de permanences des syndicats, 200 selon la mairie, un chiffre contesté par les syndicats. Le directeur de cabinet de la maire, Didier Vallet, explique que la ville souhaite «gérer et mutualiser la Bourse du travail pour toute la vie associative» et que les syndicats auront la possibilité de demander des créneaux d’occupation. Le 9 novembre, lors d’une rencontre avec les syndicats, la maire confirme la fermeture de la Bourse du travail. Après ? «Plus de nouvelles», soupire à peine surpris José Mendes. Le secrétaire de la commission administrative de la Bourse du travail, également secrétaire général de la CGT d’Aubervilliers, est habitué au «mur» de la nouvelle mairie. Le 11 janvier, les syndicats reçoivent finalement une lettre de l’équipe municipale pour un état des lieux de sortie, «au dernier moment, sans discussion, comme d’habitude». Tomi, membre de la CGT, retient le «côté brutal» de l’annonce.

«On ne peut pas survivre sans lutter»

Alors les syndicats se sont réunis pour organiser une manifestation, la cinquième depuis l’annonce de la fermeture. Objectif : se rendre ensemble devant la galerie du 19M, non loin de la Bourse du travail. Cet imposant complexe architectural est tout en aiguilles et transparences, «pour rappeler les petites mains de Chanel», explique Anouk, guide conférencière dans sa vie d’à côté. Alors que les drapeaux rouge et violet claquent au vent et que les 150 manifestants trépignent pour se réchauffer, des hommes et des femmes habillés bien sobrement tentent de fendre cette foule bariolée, un peu surpris. Ce sont les invités de Karine Franclet, venus assister à ses vœux, au sein de la galerie du 19M louée pour l’occasion, «pour leur en mettre plein les yeux, analyse Tomi. C’est aussi la preuve par le fait que la ville n’arrive pas à gérer ses locaux : ils sont obligés de louer dans le privé pour leurs petites fêtes !»

Malgré le choc des deux mondes et deux ou trois policiers sur le qui-vive, l’ambiance est bonne. Un gars de la CGT crie au microphone le fameux «On est là» en continu. Tomi invite les invités «triés sur le volet» à la «galette des droits» de la Bourse au travail. «C’est la récompense pour avoir bravé le froid», souffle une femme décorée de stickers CGT. Les autres discutent torches à la main, de nouveaux manifestants arrivent, on s’embrasse, on se souhaite la bonne année. Une passante fend la foule en souriant et lance : «Bonne chance et bon courage, on croit en vous.»

Au milieu de tout ça, Catherine, de la CGT, ne comprend pas bien la logique de la mairie, qui est par ailleurs son employeur. La Maison des syndicats, «c’est un lieu historique d’organisation, de conseil, d’accompagnement et le lien entre salariés et patrons. C’est de l’utilité publique». Anouk sourit, son fils de 5 ans dans les bras : «On ne peut pas survivre sans lutter dans une ville comme Aubervilliers.» «C’est catastrophique de vouloir fermer un tel lieu de communion, se désole un autre manifestant, un logo CGT sur la veste qui craint que la mairie veille «diviser les syndicats».

«Repaire de gauchistes»

Raté. Depuis six jours, la CGT et Solidaires, soutenus par d’autres syndicats (notamment FO et la FSU) moins implantés à la Bourse du travail, organisent une «veille permanente» des lieux. Personne n’est venu les déloger. «Pour l’instant», affirme Didier Vallet, le chef de cabinet de Karine Franclet. Parce que la mairie ne compte pas revenir sur sa décision ; malgré la lettre ouverte, publiée le 17 décembre sur le blog de Mediapart et signée par 130 personnalités politiques et intellectuelles ; malgré les «lettres de soutiens en faveur de la Bourse» que reçoit la ville de la part d’élus ou d’autres maisons des syndicats. «Nous restons sur la même ligne.» Tomi lui est «persuadé» que les syndicats vont «conserver» leur «repaire de gauchistes.»

Didier Vallet réfute pourtant toute attaque idéologique venant d’une mairie de centre droit, installée en 2020 dans une ville longtemps restée sous l’égide communiste. Le 28 septembre, lors du conseil municipal, le communiste Anthony Daguet disait reconnaître dans cette fermeture surprise «une décision qui est à l’image de toutes ces villes de droite» qui ont fermé leurs Bourses du travail, comme au Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis. La maire n’avait rien rétorqué à cet argument. Didier Vallet confirme simplement qu’Aubervilliers n’est «pas la seule ville» à déloger les syndicats de leurs bourses, mais réfute toute «position dogmatique».

(1) Le prénom a été modifié