Sur les réseaux sociaux, sur les plateaux de télévision, à la radio… un peu partout, les tensions se dévoilent au sein du Nouveau Front populaire, dix jours après le second tour des législatives. Alors que l’union ne parvient toujours pas à proposer un nom pour Matignon, les accusations d’obstacles se multiplient, et les piques fusent. Lundi 15 juillet, c’est au tour de l’insoumise Sophia Chikirou d’en venir aux insultes, après la proposition des socialistes, écologistes et communistes de présenter Laurence Tubiana comme candidate. «Le hollandisme, c’est comme les punaises de lit», lâche la députée de Paris sur X (ex-Twitter).
Rapidement, le message provoque de vives réactions. Et alimente les discours récurrents sur la «brutalisation» du débat politique. «Dans le préambule du projet du Nouveau Front populaire, il est dit que nous devons arrêter les invectives, le cyberharcèlement», réagit le socialiste Boris Vallaud mardi 16 juillet sur France Info. «C’est extrêmement violent. […] Ce sont de vieilles méthodes qui n’ont pas leur place dans un débat sérieux.» Des réactions qui prouvent, selon Cédric Passard, maître de conférences à Sciences-Po Lille et auteur des Usages politiques de l’insulte (1), que les insultes portent aussi une mémoire.
Lundi, la publication de Sophia Chikirou a provoqué de vives réactions. Pourtant, ces comparaisons animalières sont loin d’être nouvelles…
Les insultes ont toujours fait partie du débat politique. Et l’insulte animalière, elle, est quelque chose de très classique. On en trouve déjà la trace au Moyen Age, et même dans l’Antiquité. En revanche, autant l’insulte est courante, autant les animaux auxquels on fait référence changent selon les époques. C’est là qu’on voit que l’insulte peut aussi porter une mémoire, une histoire. Ce qui a fait polémique avec le tweet de Sophia Chikirou, c’est évidemment cette comparaison à des parasites. Une image qui renvoie certes à l’épidémie récente de punaises de lit en France, mais qui peut surtout faire penser à une rhétorique fasciste.
Historiquement par contre, il n’y a pas que le langage du fascisme qui a eu recours à ces références animalières. Dans la gauche radicale, la métaphore animalière est extrêmement courante. On pense évidemment à la «vipère lubrique», qui aurait été attribuée par Staline à Tito. Ou aux «rats visqueux» [pour désigner les trotskistes]. A l’époque, c’était souvent une manière de dénoncer des factions rivales au sein d’un même mouvement.
Vous expliquez que les insultes sont généralement la ressource des outsiders politiques. C’est-à-dire ?
Si l’insulte a toujours existé, il y a eu au fil du temps une forme de bienséance politique qui s’est mise en place. Les insultes sont devenues plus feutrées, moins franches, moins directes. Sauf chez les outsiders politiques, qui ont moins à perdre en insultant. Ça peut même être une manière de gagner de la visibilité médiatique. A l’inverse, les acteurs politiques avec des positions plus établies doivent généralement éviter le faux pas, et donc les injures. On voit d’ailleurs à quel point le «Casse-toi, pauv’con» de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait choqué.
Comment les insultes ont-elles évolué au fil des siècles ?
On a tendance à penser que le langage politique s’est dégradé, mais c’est faux. Si l’on regarde la IIIe République à la fin du XIXe siècle par exemple, la virulence langagière était très présente dans le jeu politique. Sans doute plus qu’aujourd’hui. En revanche, ça ne signifie pas que toutes les insultes étaient tolérées. A l’époque, certaines injures étaient jugées insupportables, et notamment tout ce qui remettait en cause l’honneur personnel – par exemple quand on qualifiait quelqu’un de «menteur», de «lâche» ou de «traître». Ces rivalités se réglaient parfois même à travers des duels au pistolet ou à l’épée. Et à l’inverse, les insultes sexistes, racistes, antisémites, qui sont celles qui font le plus réagir aujourd’hui, étaient bien plus tolérées. Autrement dit, la nature des insultes change en fonction des valeurs fondamentales qu’a la société à un moment donné.
Remarque-t-on, comme on l’entend souvent, une montée des violences verbales dans l’hémicycle de l’Assemblée, et une «brutalisation» du débat politique ?
Si on regarde sur le temps très long, non : le langage politique s’est même policé. Mais si on regarde sur un temps plus court, on peut voir un certain retour de la virulence politique dans l’espace parlementaire. Peut-on pour autant parler d’une «brutalisation» générale ? C’est difficile à dire. On peut aussi le voir comme une conséquence de plusieurs facteurs : l’arrivée de nouveaux acteurs politiques, le fait que davantage de groupes politiques soient représentés à l’Assemblée nationale et la médiatisation accrue. Certes, ça peut donner une image dégradée de la vie politique. Mais inversement, l’apathie politique et les débats trop lisses sont parfois également dénoncés. Au Parlement européen, sans que l’insulte soit complètement absente, on a souvent des débats un peu atones, qui ont du mal à attirer l’intérêt des citoyens.
Aujourd’hui, les injures se font généralement devant une audience plus large, souvent sur les réseaux sociaux. Quelles en sont les conséquences ?
C’est sans doute un des facteurs qui favorise cette impression de brutalisation croissante. Avec les réseaux sociaux ou les chaînes d’information en continu, on peut parler d’un même tweet insultant toute la journée. Des injures qui seraient passées plus inaperçues autrefois prennent donc une plus grande importance. Et surtout, chacun peut aujourd’hui réagir sur les réseaux sociaux. Cela crée une spirale, un engrenage, et favorise une forme de polémique plus ardente.
Politiquement, quel est le but recherché avec ces insultes ?
Les usages sont variés. D’abord, il n’y a pas toujours une stratégie derrière l’insulte : ça peut simplement être l’expression d’une colère, voire une gaffe. Mais dans le cas contraire, par exemple lorsqu’on écrit un message insultant sur Twitter, ça peut faire partie d’une stratégie politique. Le premier objectif est de disqualifier l’autre, le blesser, voire appeler à agir contre lui. Ensuite, l’insulte est aussi une manière de construire des clivages. Quand Emmanuel Macron parle du «vieux monde» par exemple, il l’utilise finalement comme une insulte, pour montrer la fracture avec son «nouveau monde». En cela, c’est aussi une manière de construire sa propre identité, de se valoriser. Lorsqu’on traite l’autre de voleur, on sous-entend que nous, on est honnête. Ce qui est très compliqué à voir en revanche, ce sont les effets d’une insulte, qui ne sont pas toujours ceux recherchés. L’insulte peut être contre-productive, se retourner contre son auteur. C’est un peu comme le dit Jean Cocteau : savoir jusqu’où on peut aller trop loin.