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Moisson

De l’extrême droite à la gauche radicale, les partis dans la brèche

Si Philippot a réussi à prendre la tête d’une contestation initiée par les cercles complotistes, grillant la politesse à Dupont-Aignan et Asselineau, des mouvements de gauche se mobilisent aussi.
Rassemblement a la place du Trocadéro, organisé par le parti Les Patriotes. (Marta NASCIMENTO/REA/Marta NASCIMENTO/REA)
publié le 31 juillet 2021 à 6h02

Les manifestations anti-pass sanitaire prennent de l’ampleur. Le mouvement alimenté par les sphères complotistes qui clament, au choix, que la pandémie de Covid-19 est une «invention» ou au contraire un outil de «domination» (voire de «génocide») des peuples, est visé par l’extrême droite radicale. Le Covid-19 «inventé» par l’Institut Pasteur, Bill Gates qui aurait «financé la pandémie», «les nanoparticules dans le vaccin»… Dès les premiers jours de la crise sanitaire en France, les théories conspirationnistes ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux. Une désinformation orchestrée par les figures de la mobilisation actuelle, des complotistes pour certains auréolés d’une formation scientifique qui a crédibilisé leur discours. Qu’importe si leurs assertions ont été contredites par de multiples travaux de recherche.

Très vite, les Français calfeutrés chez eux ont vu ces fausses informations inonder leurs écrans. Christian Perronne, Jean-Bernard Fourtillan, Alexandra Henrion-Caude : des médecins ou chercheurs très décriés n’ont cessé de minorer la crise, de critiquer les mesures sanitaires et même de voir un plan caché (si ce n’est diabolique) derrière la pandémie. Ils ont vite été rejoints par la députée ex-LREM Martine Wonner, l’ancien journaliste de France Télévisions Richard Boutry, des avocats comme Fabrice Di Vizio ou Carlo Alberto Brusa, par des artistes comme Francis Lalanne et Jean-Marie Bigard et par la fachosphère, notamment les historiques du conspirationnisme antisémite Alain Soral et Dieudonné.

Les politiques ont ensuite embrayé. «Nicolas Dupont-Aignan et François Asselineau avaient déjà un fonds de commerce complotiste, explique Rudy Reichstadt, qui dirige le site spécialisé sur le complotisme Conspiracy Watch. Le premier avait pour conseiller scientifique Serge Rader [pharmacien opposé à la vaccination et décédé du Covid il y a deux mois, ndlr] et le second cible de longue date les anti-vaccins.»

«Hypercriticisme conspirationniste»

L’ex-numéro 2 du Front national, Florian Philippot, avait, au début de la crise, un discours plutôt mesuré. L’énarque critiquait surtout les errances du gouvernement et la pénurie de masques. Avant de radicaliser son discours : dès juillet 2020, il mettait en doute l’existence d’une deuxième vague ; en août, il critiquait le masque obligatoire en extérieur et en octobre, il annonçait sa première manifestation contre les mesures sanitaires «liberticides». Philippot est ensuite descendu régulièrement dans la rue, ne parvenant toutefois à réunir que quelques dizaines, parfois centaines, de personnes devant le ministère de la Santé. Mais à force de labourer le terrain, la graine a germé. Dupont-Aignan ou Asselineau ont été relégués, tandis que Marion Maréchal ou Eric Zemmour se sont contentés de clins d’œil appuyés : l’ancien lieutenant de Marine Le Pen, viré après la présidentielle de 2017, a réussi une certaine OPA sur le mouvement, prenant la tête du principal cortège parisien. Cela ne le place pas pour autant à la tête d’une contestation sortant des canons habituels ciblée par d’autres têtes d’affiche (Boutry, Lalanne…) qui dénoncent sa «récupération» par Philippot.

Ce nouveau mouvement rassemble «les mêmes publics» que les gilets jaunes, observe Philippe Breton, professeur à l’université de Strasbourg. «Ce qui explique une flambée de mobilisation», poursuit ce sociologue spécialiste des dynamiques conflictuelles. Dans le détail, ce sont des périurbains, âgés de 30 à 50 ans et qui ne connaissent pas forcément de difficultés pour boucler leurs fins de mois mais se sentent en marge de la société. Une population abstentionniste, défiante envers les institutions, la politique, les médias et qui a fait, selon lui, «sécession». Des gens pour qui l’instauration du pass sanitaire prouverait une volonté d’exclure une partie de la population de la société – eux – dont le moteur est avant tout un individualisme radical qui compte toutefois sur un Etat fort pour les protéger.

«Ils l’ont pris pour une déclaration de guerre», développe le sociologue qui souligne également une radicalisation des discours. Une population perméable en parallèle à ce que le politologue Philippe Corcuff qualifie «d’hypercriticisme conspirationniste», stratégie désormais classique d’une partie de l’extrême droite pour expliquer par exemple qu’un «grand remplacement» organisé des populations «de souche» par des immigrés serait à l’œuvre. Ou justifier de défiler avec une étoile jaune contre le «pass nazitaire». Le politologue craint d’ailleurs que l’antisémitisme, également très présent chez les complotistes, ne finisse par émerger comme le liant de ces colères disparates.

Amalgame dangereux

Pourtant artisan de la «dédiabolisation» du Front national post-Jean-Marie Le Pen, Philippot s’est engagé sur la voie du complotisme, quitte à contredire tout ce qu’il a construit jusqu’ici, lui, le chantre de l’Etat fort. «Et puisque ça semble marcher, il va insister», prédit Corcuff. De même pour Zemmour, qui, critiquant le pass sanitaire tout en se disant favorable à la vaccination, «tente une synthèse entre colbertisme sanitaire et libéralisme individualiste», analyse l’historien de l’extrême droite Nicolas Lebourg. Presque un reniement pour ce partisan du biopouvoir, qui illustre la difficulté d’exister à l’extrême droite sans jouir de la marque Le Pen : «Mais attention à ne pas confondre opinion et électorat», poursuit le chercheur.

Pour autant, des mouvements de gauche se mobilisent aussi pour protester contre ce qu’ils estiment être une «société du contrôle généralisé» ou «l’établissement d’un Etat totalitaire». Marqués par «l’échec» des gilets jaunes, ils refusent d’abandonner la mobilisation à l’extrême droite et aux complotistes. Les annonces de réformes du Président, concomitantes aux nouvelles mesures sanitaires, leur ont permis de lier les deux revendications. Un amalgame dangereux, selon Philippe Corcuff, qui dénonce même une «faute politique» car il éloigne la gauche de son combat pour l’émancipation et la plonge dans le bain d’un mouvement individualiste, comparable, selon le sociologue Philippe Breton, aux libertariens américains. La gauche radicale parvient à mobiliser des cortèges importants, notamment à Paris (où elle défile séparément de Philippot) ou Toulouse (où elle organise). L’affirmation, par la ministre du Travail, Elisabeth Borne, qu’un salarié réfractaire à la vaccination pourra être licencié a été perçue comme une provocation supplémentaire. Mais jusqu’ici, le mot ­d’ordre dans ces manifestations reste : ­«Liberté».