Un matin de mars 1986, dans le cimetière de Montmartre. Y en a-t-il seulement vingt, dans le froid, à fixer la discrète croix celtique gravée dans le granit gris ? Malgré l’invitation de Jean-Marie Le Pen, les 35 nouveaux députés du Front national n’ont pas tous fait le déplacement. Rendre hommage à François Duprat, mort huit ans plus tôt dans sa voiture piégée, reste un pas difficile pour certains d’entre eux, venus de la droite et soucieux de respectabilité. Certains, gênés, voudraient oublier cet ancien numéro 2 du parti, fasciste, antisémite, négationniste, mais aussi inventeur du slogan : «Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop» – soit le fonds de commerce du FN. Le Pen lui, ira chaque année d’abord, puis chaque décennie, fleurir la tombe du martyr.
Trente-six ans ont passé. Le FN, qui a changé de nom en 2018, s’apprête à fêter son demi-siècle d’existence et ses problèmes de mémoire ne se sont pas arrangés. Après avoir longuement pesé l’opportunité de carillonner ou pas l’anniversaire, il va commémorer à la sauvette : un colloque de trois heures, jeudi, dans une salle de 30 places à l’Assemblée nationale. Loin du luxueux album souvenir des 20 ans du FN en 1992, ou du DVD spécial de 2002. Un seul cadre historique, Bruno Gollnisch, prendra la parole, pour vanter l’attachement à la démocratie du parti d’extrême droite. Les autres intervenants entretiennent des liens assez lâches avec cette histoire : l’avocat Pierre Gentillet, chroniqueur régulier sur CNews, ou le sondeur Jérôme Sainte-Marie disserteront sur un parti dont ils ne sont pas adhérents. Le transfuge de Debout la France, Jean-Philippe Tanguy, parlera des «apports idéologiques» du mouvement qu’il a rejoint il y a moins de deux ans.
Flash-back
Ni archives centralisées ni formation historique pour les cadres
Troublante amnésie d’un parti qui a la dent dure contre les «déconstructeurs de l’histoire» et autres oublieux du roman national. Elle s’explique pourtant : au FN, c’est souvent par le passé que le scandale arrive. Celui de nombre de ses fondateurs, bien sûr, passés par la collaboration ou le terrorisme pro-Algérie française. Celui des livres d’histoire à la sauce frontiste, aussi. Des chambres à gaz qualifiées de «point de détail» en passant par l’opposition à la loi Gayssot de 1990 – qui réprime la contestation des crimes contre l’humanité – le parti s’est souvent marginalisé en raison des obsessions historiques de ses dirigeants. Marine Le Pen en a tiré une conclusion radicale : ne plus parler d’histoire autrement que par truismes. Lors de la dernière présidentielle où elle s’est contentée de rendre hommage à De Gaulle, à la date anniversaire de sa mort, et a laissé le révisionnisme à son concurrent Eric Zemmour.
La chronique de son parti est presque taboue. «C’est l’omerta», s’afflige Franck Timmermans, l’ancien historien officiel du FN époque Mégret. Le RN ne tient aucun discours sur son passé. Il n’y a ni archives centralisées ni formation historique pour les cadres. Dans le courant des années 2010, Marine Le Pen a délesté son parti de deux des principaux rendez-vous de la contre-culture nationaliste : le défilé du 1er mai, en hommage à Jeanne d’Arc et la fête des Bleu Blanc Rouge –sorte de fête de l’Humanité lepéniste. Avec ces manifestations, tout un folklore d’extrême droite a disparu avec ses livres interdits et ses ingérables marginaux, certes, mais aussi avec sa mémoire militante. De cet élagage, nombre de militants ont tiré la conclusion que Marine Le Pen n’aimait pas son parti ni son histoire.
Héritier de la «grande histoire» et coups d’œil dans le rétro
D’autres font une interprétation inverse, façon Guépard. Il fallait que tout change pour que rien ne change. «Le Front n’existerait pas sans Jean-Marie Le Pen, mais il n’existerait plus sans Marine», formule Jordan Bardella qui brigue la présidence du mouvement. Comprendre : au FN d’hier, marqué par la culture groupusculaire de ses débuts, a succédé un véritable parti de gouvernement. Exit, donc, le culte des premiers martyrs à la Duprat. Le RN se veut désormais héritier de la «grande histoire». «Le RN est le nouveau parti gaulliste», peut ainsi affirmer sans vergogne Jean-Philippe Tanguy, dimanche. Et quand on demande à Bardella s’il a lu Dominique Venner, Jean Raspail ou tel autre classique d’extrême droite, le jeune premier prend soin de répondre que son «truc c’est plutôt les Mémoires d’espoir et le Fil de l’Epée», deux ouvrages de De Gaulle.
Ce qui n’empêche pas certains coups d’œil dans le rétro. En 2018, alors que tout semble aller pour le pire – crash présidentiel, départs successifs de Maréchal puis Philippot, délicat changement de nom au Congrès de Lille – la direction du parti s’en va fleurir la tombe d’un ancien numéro 2 du FN, moins sulfureux que Duprat : Jean-Pierre Stirbois, décédé dans un accident de voiture en 1988. Par gros temps, un peu de martyrologie peut s’avérer utile. Ou quand Zemmour grimpe dans les sondages, à l’automne dernier, la fille retrouve les expressions du père : «J’ai le calme des vieilles troupes», répète alors la candidate. Expression vieille de trente ans. Certains frontistes enterrent trop vite l’ex polémiste ? «On sait que son ennemi est mort quand on le voit passer sur le ventre, depuis le bord de la rivière», rétorque l’héritière, autre mot paternel.
Le FN a toujours avancé à coups de ruptures
Cela ne va guère plus loin. Encouragées par leur cheffe, les ouailles lepénistes professent une inculture tranquille. Florian Philippot assumait ne pas connaître François Duprat. «Pour moi, Jean-Marie Le Pen c’était un autre parti. Je n’aurais probablement pas adhéré si ça n’avait pas été Marine», affirme Kévin Pfeffer, trésorier. Jordan Bardella affecte le même détachement. «Jean-Marie Le Pen ? Je l’ai croisé deux fois à des événements. Ma génération, c’est uniquement Marine», balaie le jeune chef. Lui qui se rend régulièrement à Montretout (où est situé le château familial des Le Pen) pour aller visiter sa compagne, logée dans un des pavillons du parc, affirme ne pas éprouver le besoin, même par curiosité, d’aller voir le vieux. «Jordan connaît toute l’histoire de son parti, il est habité par ça», relativise Wallerand de Saint-Just, frontiste depuis 1986.
Double discours classique au RN, qui donne une idée de la radioactivité de son fondateur. Aucun des 89 députés n’a trouvé le temps d’aller le voir. Cet effroi tient certes aux raisons de son exclusion du parti – énième saillie antisémite assaisonnée d’une gentillesse pour Pétain – mais aussi à la violence de celle-ci. Il y a là, peut-être, une clé d’explication du rapport compliqué que le parti entretient avec sa mémoire. Le FN a toujours avancé à coups de ruptures : scissions, purges et ralliements d’éléments extérieurs. En 1998, Mégret part avec les trois quarts des cadres et le parti se déchire. Qui voudrait écrire la chronique de ce douloureux épisode ? Sans doute pas les prodigues revenus en rasant les murs, au cours des années 2010. Ceux-là, à l’image de l’ancien secrétaire général Steeve Briois, de Bruno Bilde ou encore de Philippe Olivier, professent un marinisme exacerbé pour tenter de faire oublier leur ancienne lèse-majesté. Car s’il y a bien une constante presque jamais remise en cause au cours d’un demi-siècle d’existence, c’est bien la royauté du nom Le Pen sur l’extrême droite française.