Rictus défiants et poignée de main ferme au centre du cadre, la photo de Marine Le Pen et Vladimir Poutine, prise en mars 2017 à Moscou en amont de son précédent duel face à Emmanuel Macron, n’avait rien du cliché volé. L’image était un adoubement longtemps convoité, fruit d’une convergence s’étalant sur deux décennies. Mercredi, lorsqu’une femme a brandi la même image sur une pancarte en forme de cœur devant la candidate d’extrême droite, son service d’ordre s’est empressé de plaquer l’activiste au sol. Un mois plus tôt, cette même photo, passée de trophée à souvenir gênant, l’avait forcée à bazarder des milliers de tracts. «Contrairement à ce que vous croyez avec cette histoire de photo, on n’a pas une image si pro-russe que ça, veut se rassurer un cadre RN. On a été tellement anticommunistes pendant des lustres que les gens pensent que le pro-russe, c’est Mélenchon !»
Pourtant, Marine Le Pen a toujours défendu voire glorifié − de l’annexion de la Crimée au vaccin Spoutnik V − la Russie poutinienne. Jusqu’à ce que la brutale invasion de l’Ukraine ne la force, pour la première fois, à «condamner» l’action de l’ex-agent du KGB. «Un repli tactique, balaye Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Son logiciel reste le même : comme Moscou, elle rêve d’un “concert des nations indépendantes”, très XIXe siècle, où la coercition règne sur la concertation.» Rassérénée par le peu d’impact de sa poutinophilie dans les sondages, Marine Le Pen est revenue cette semaine à ces lubies. Celles d’une «équidistance» pseudo-gaulliste qui penche méchamment à l’est, rêvant d’un «rapprochement stratégique entre l’Otan et la Russie», une fois la guerre «achevée». Dans la perspective que les massacres, de Boutcha à Marioupol, pour lesquels elle a demandé une «enquête de l’ONU» avant de se prononcer sur les responsabilités des «belligérants», ne seront qu’une parenthèse vite refermée. Chez ses conseillers, il ne faut pas gratter bien fort pour que le vernis de la «raison» s’effrite, et fasse place aux éléments de langage du Kremlin.
«Europe boréale»
«Si M. Zelensky avait passé le dixième de l’énergie qu’il a pour courir tous les parlements internationaux à appliquer les accords de Minsk, il n’y aurait pas eu de guerre», balance l’eurodéputé RN Thierry Mariani, en marge du meeting de sa candidate à Avignon, jeudi. Pour ce recordman des pèlerinages en Russie et en Crimée, au point que le Quai d’Orsay s’en était ému, l’épine Poutine dans la chaussure lepéniste est une «construction médiatique» : «Les premiers jours, nos compatriotes ont eu peur, ils voyaient les chars russes arriver à Paris. Maintenant, ils ont compris que la France n’est pas la cible. Sur le terrain, ce dont ils nous parlent, c’est du pouvoir d’achat. Le risque, c’est que cette guerre ruine l’Ukraine, la Russie et l’Europe avec, au grand bonheur des Américains. Pour le reste, il n’y a pas d’affinité avec Poutine : on sait juste que la géographie ne changera pas.» Une fatalité donc, d’autant plus que «la Russie n’est plus un Etat totalitaire, ce n’est plus l’URSS», a pensé bon de rappeler le porte-parole du RN, Franck Allisio.
La romance entre l’extrême droite française et la Russie commence justement à la Perestroïka. Comme souvent au Rassemblement national, ce tropisme est un legs familial. Celui de Jean-Marie Le Pen, qui, en 1996, chapka sur la tête, vient apporter son soutien à son double moscovite, Vladimir Jirinovski. Cet ultranationaliste grand-guignol deviendra, dans les années Poutine, l’un de ses plus commodes opposants de paille. A la même époque, les éminences grises du patriarche Le Pen, à l’instar de Jean-Yves Le Gallou, s’entichent d’Alexandre Douguine, théoricien féru d’occultisme, proche de la Nouvelle Droite française d’Alain de Benoist. Malgré des relations tumultueuses avec Poutine, Douguine est considéré comme l’un des inspirateurs du poutinisme dans ce qu’il a de plus fascisant à travers son concept d’«eurasisme», qu’il voit au carrefour de «la Troisième Rome, du Troisième Reich et de la Troisième Internationale en révolte contre le monde moderne». Jean-Marie Le Pen, qui a rencontré l’idéologue en 2014, s’en est inspiré pour forger l’idée d’une «Europe boréale» virile et conservatrice, en opposition à l’«impérialisme américain» décadent. Idée qui infuse toujours à l’extrême droite, jusqu’à Eric Zemmour.
«Respect de l’identité et de la civilisation»
Lorsque Marine Le Pen succède à son père en 2011, la ligne pro-russe du FN se renforce encore. Dans un entretien au quotidien russe Kommersant, celle-ci confie alors son «admiration» pour le président russe et s’érige contre sa «diabolisation» médiatique, comme si elle se regardait dans un miroir. Les années suivantes, elle vantera «son courage, sa franchise, son respect de l’identité et de la civilisation». Dans l’entourage mariniste, les thèses ésotériques de Douguine font place à une russophilie justifiée par une realpolitik de la lutte contre l’islamisme (avec l’intervention russe en Syrie comme totem), un ripolinage porté notamment par Aymeric Chauprade, et plus généralement par la consolidation d’un modèle «illibéral» − avec sa déclinaison pragmatique en Hongrie, à travers le relais poutinien Viktor Orbán. Au Parlement européen comme à l’Assemblée nationale, les votes du RN, opposé à toutes sanctions, sont dès lors systématiquement alignés sur les intérêts de Moscou.
«Comme Trump, Poutine incarne ce national-populisme supranational censé répondre aux “mondialistes”, avec cette idée qu’on défend d’abord son “peuple” et non les autres, résume Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris. Mais au-delà de cette affinité simple, il y a des liens financiers, qui ont mis Marine Le Pen en situation de “débitrice”.»
En 2014, pour financer sa campagne aux municipales, le FN contracte un prêt de 9 millions d’euros auprès de la First Czech-Russian Bank (FCRB), assorti d’un second emprunt russe de 2 millions d’euros pour le dispendieux micro-parti de Le Pen senior. La même année, Andreï Issaïev, vice-président de la Douma, est l’invité d’honneur du congrès du parti. La FCRB fait faillite deux ans plus tard, la créance dérivant jusqu’à une firme aéronautique d’anciens militaires russes, avec qui le RN a trouvé un «accord à l’amiable» en 2020 pour rembourser sa dette d’ici 2028. «Ces histoires de prêts russes, c’est de la blague, se justifie alors Louis Aliot auprès de Libé. En France, aucune banque ne veut nous prêter, c’est ça qui devrait choquer. Je suis allé à Londres, aux Etats-Unis, et il se trouve que c’est une banque tchéco-russe qui a accepté. On ne doit rien à Poutine.» Toujours est-il que cette «blague» pousse le Parlement, après l’élection de 2017 marquée par les soupçons d’ingérence russe, à interdire le recours à des financements politiques hors Union européenne. Pour sa campagne de 2022, le RN trouvera la parade en obtenant un prêt… d’une banque hongroise.