Dans une campagne totalement inédite, les résultats du premier tour nous donnent déjà un aperçu de la France politique de demain. Les dynamiques observées semblent se confirmer, au regard des résultats globaux, mais l’analyse des profils sociologiques, de visions du monde et de rapports à la société nous permet de mieux comprendre la réalité du scrutin et surtout les enjeux liés.
En 2022, c’est comme si le bouleversement du paysage politique enclenché dès 2017, et disqualifiant les partis traditionnels au profit d’une triple structuration de l’offre politique, se confortait. La reconduite des finalistes d’il y a cinq ans offre un «match retour» entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui se tiendra dans un contexte tout à fait différent. Les deux candidats en tête font mieux qu’en 2017, mieux même que les rapports de force enregistrés à quelques jours du premier tour.
Pour en comprendre les ressorts, l’enquête post-électorale conduite par Viavoice pour Libération offre une double lecture de ces résultats, permettant de situer le contexte dans lequel la nouvelle confrontation entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron aura lieu.
Une polarisation des générations
Le premier fait marquant de cette campagne, qui en dit long sur sa capacité mobilisatrice, réside dans la structuration des générations en termes de vote. Rares sont les élections qui rendent compte d’un clivage générationnel si important entre les électorats. La lecture de cette enquête laisse à voir quatre blocs s’exprimer :
• Un premier est constitué des primo-votants qui semblent s’être majoritairement prononcés pour le candidat de La France insoumise qui réussit, comme en 2017, à attirer les 18-24 ans (35 %, +12 points depuis 2017) ;
• Un deuxième bloc, celui des 25-34 ans, reste acquis et installé dans le vote Le Pen : 38 % des 25-34 ans ont voté pour la candidate du Rassemblement national, ils n’étaient que 25 % en 2017 ;
• Un troisième bloc constitué des 35-49 ans et qui se déploie autour des trois candidatures de tête de manière homogène, dont les profils sociologiques seront davantage déterminants ;
• Enfin, la France des «aînés» et des retraités : les plus de 50 ans viennent très largement consacrer le président-candidat Emmanuel Macron qui parvient à catalyser un électorat traditionnellement de droite sous sa candidature. 38 % des 65 ans et plus ont voté Emmanuel Macron au premier tour, c’est 12 points de plus qu’en 2017, sans lesquels sa qualification aussi aisée au second tour ne semblait pas acquise et qui viennent compenser la perte d’électorat jeune.
Au lendemain du premier tour de la présidentielle, le panorama laisse ainsi entrevoir une structuration politique indexée sur les fractures générationnelles.
Des fractures sociales entre une France qui va bien (mieux) et une France déclassée
La qualification des deux impétrants s’explique là encore en regard d’une France bifide, coupée en deux en termes de profils socio-économiques et de rapport au monde et à la société française.
• De manière attendue, les cadres ont davantage voté pour Emmanuel Macron (30 %) malgré une baisse depuis 2017, compensée par le vote des retraités ou des catégories moins constitutives du vote d’Emmanuel Macron tels que les ouvriers (20 %, +8 points depuis 2017).
• Plus encore, c’est le visage d’une France qui va «bien» ou en tout cas «mieux» qui s’exprime pour l’actuel locataire de l’Elysée. A ce titre, 47 % de ceux qui estiment que leur situation dans la société s’améliore ont voté Macron, ainsi que 51 % de ceux qui se sentent pris en compte dans la société.
De fait, le registre émotionnel des électeurs d’Emmanuel Macron reste très largement positif, 52 % qui se sentent «confiants» ont voté Macron et 44 % des «optimistes».
A l’inverse, Marine Le Pen concentre les catégories sociales moins favorisées. A ce titre, elle réalise un score en progression chez les employés (36 %, +5 points) et parvient à rassembler un tiers du vote ouvrier (33 %).
Au-delà, c’est la France qui se sent délaissée qui s’est exprimée dans le vote Marine Le Pen. 32 % de ceux qui estiment que leur situation s’est détériorée ont voté Le Pen, 29 % de ceux qui ne s’estiment pas pris en compte dans la société (contre 16 % chez les électeurs Macron). L’état d’esprit de ces électeurs reste empreint de révolte, 41 % se disent révoltés ont voté pour la candidate RN (contre 5 % chez Macron).
Ce premier tour voit ainsi deux France s’exprimer : l’une qui prospère et tient son avenir entre ses mains et l’une qui, frappée d’impuissance, constate son déclassement et un destin qu’elle ne se sent plus capable de maîtriser. 40 % des Français voient à ce titre dans l’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen une confrontation entre la France d’en haut et celle d’en bas, le seul item qui se maintient, voire progresse, entre 2017 et 2022.
Comme un symbole, ce clivage entre les deux candidats se situe tout autant dans la perception du rôle de l’Etat avec d’un côté un électorat souhaitant davantage responsabiliser l’individu (électeurs d’Emmanuel Macron) et, de l’autre, un électorat qui en attend plus de l’Etat (électeurs de Marine Le Pen).
Au second tour, l’incertitude dans un duel d’incarnation ?
En regard du rapport de force politique, il semblerait que rien ne soit dorénavant acquis pour Emmanuel Macron. Si le désir de rupture est moins fort qu’en 2017, au regard du score de Jean-Luc Mélenchon et de ceux de Marine Le Pen, la France en colère s’exprime fortement.
Dans ce contexte, le duel de second tour s’annonce plus serré pour l’opinion publique. La désirabilité du candidat Macron reste à construire : si 42 % des Français déclarent aujourd’hui préférer sa victoire, ils étaient 51 % en 2017.
Si son socle électoral du premier tour semble acquis, le report de voix pour Emmanuel Macron est loin d’être systématique. A ce titre, 39 % des électeurs Mélenchon préfèrent une victoire de Macron face à Le Pen, 38 % ne répondent pas et 23 % souhaitent la victoire de la candidate Rassemblement national. Aussi, seuls la moitié des électeurs de Pécresse, qui, pour certains, se sont déjà reportés sur Emmanuel Macron, préféreraient la victoire du Président sortant face à Marine Le Pen.
Quant à la candidate du Rassemblement national, elle dispose des voix quasi certaines des votants d’Eric Zemmour, dont 80 % se prononcent en faveur d’une victoire de Marine Le Pen.
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Si la campagne a pour l’instant laissé peu de place au débat d’idées ou aux affrontements idéologiques, l’opposition entre les deux candidats constitue, pour l’heure, un duel d’incarnations et de personnalités. Il s’agira, pour le président-candidat, de déplacer ce débat «anti ou pro Macron» sur le terrain des visions de la France et des valeurs, lui permettant de maximiser les reports de voix venant de la gauche ou d’endiguer leur refus.
Dans cette nouvelle campagne, l’incertitude domine : 55 % des Français considèrent que rien n’est encore joué. Face à une Marine Le Pen qui ne fait ni la même campagne ni les mêmes erreurs qu’en 2017 et qui apparaît comme la candidate d’une radicalité apaisée, Emmanuel Macron jouera son «match retour» à l’extérieur.