«Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre.» Cette phrase, prononcée dans Matrix par le personnage de Morpheus à Néo, incarné par Keanu Reeves, est à la source d’un phénomène internet : la red pill. La prendre, ce serait choisir «l’éveil» et être prêt à voir l’envers du décor. Attention, un éveil très très à droite, tendance masculiniste.
Aux Etats-Unis, où l’expression a vu le jour, les hommes, les vrais qui auraient «pris la red pill» s’éveillent donc à la «vérité». Celle qui voudrait que socialement, économiquement et sexuellement, les hommes soient victimes du pouvoir, des caprices et des désirs des femmes (et particulièrement des féministes). Grâce à ladite dragée, ils deviennent des «alpha» en puissance, des mâles dominants. Il suffit de taper red pill sur YouTube pour constater qu’une part non négligeable des «coachs en séductions» masculinistes se sont emparés du phénomène pour susciter de l’audience. Et multiplient les titres accrocheurs : «Pourquoi les femmes font souffrir les mecs gentils #RedPill», «Plus tu l’ignores, plus elle te veut – RedPill» , «Alpha 2 : 2 choses qu’un homme doit absolument connaître – Red Pill Time»… Ces milliers de vidéos génèrent des millions de vues – souvent au service de la vente de formations ou de coachings.
Immigration, vivre-ensemble ou progressisme.
Le terme, que l’on retrouve beaucoup sur les forums des incels anglo-saxons, ces «célibataires involontaires» remplis de haine envers les femmes, a atteint un niveau de popularité important au sein des franges les plus à droite de l’Internet francophone. Il s’est étendu à des problématiques chères à l’extrême droite : l’immigration, le vivre-ensemble ou le progressisme.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si VA+, la version YouTube du magazine Valeurs actuelles, plutôt destiné à un public jeune, en a fait le titre d’une de ses capsules récurrentes. Il s’agit la plupart du temps du témoignage d’une personne se présentant comme ayant été de gauche (plus au moins radicale) puis ayant trouvé la «rédemption» après avoir pris la fameuse red pill. «De la FRANCE INSOUMISE à “REAC”», «De COMMUNISTE à lecteur de NIETZSCHE» ou encore «De FRANC-MAÇON à catholique» : les titres de ces vidéos (majuscules d’origine) fleurent bon la fachosphère.
Idéologie radicale et actes terroristes
Le terme est devenu si populaire et fourre-tout qu’il a été adopté comme pseudonyme par une de ses influenceuses : Estelle RedPill. Avant de tomber en disgrâce dans son propre camp, cette jeune femme, adepte d’un pseudo-«grand remplacement» et suprémaciste blanche, avait acquis une certaine notoriété au sein de l’extrême droite grâce à ses vidéos TikTok très radicales, mais totalement vaines. Au point d’être reçue par Renaud Camus himself en son château de Plieux (Gers), le tout sous l’œil des caméras de Quotidien.
Plus grave, sur les forums de haine anglo-saxons comme 4chan, des membres se sont félicités du double attentat commis à Christchurch, en Nouvelle-Zélande (51 morts parmi des fidèles musulmans), en se satisfaisant que son auteur, Brenton Tarrant , ait «pris la pilule rouge». Un nouvel exemple d’appropriation d’un phénomène internet au service d’une idéologie radicale et d’actes terroristes que Mehmet Ozalp, chercheur à l’université australienne Charles-Sturt, décrit désormais comme «l’idéologie de la red pill». Cette dernière désigne les ennemis : les immigrés musulmans, la gauche et les féministes. Et gober la fameuse gélule revient à en faire ses ennemis jurés, au point de justifier le pire.