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Gauche: «Chaque fois qu’il y a du collectif, le plaisir est proche»

Gauche 2022 : le grand embouteillagedossier
L’ex-président socialiste, François Hollande, l’écolo Sandrine Rousseau et le député insoumis François Ruffin reviennent pour «Libération» sur le plaisir que peut encore leur procurer la gauche et ses combats. De son côté, Philippe Barre, fondateur du tiers lieu bordelais Darwin, souligne l’importance donnée à la légèreté au sein de cette structure.
Au tiers-lieu Darwin à Bordeaux, laboratoire d’expérimentation sociale et écologique. (Patrick Forget/Sagaphoto)
publié le 29 janvier 2022 à 6h49

Alors que la gauche peine à susciter l’envie à quelques semaines du premier tour de la présidentielle, trois de ses figures, François Hollande, ancien président socialiste, Sandrine Rousseau, candidate à la primaire écologiste en juin, et François Ruffin, député La France insoumise, évoquent le plaisir que peut ou pourrait faire ressentir leur famille politique. Illustration concrète avec le témoignage de Philippe Barre, fondateur du tiers lieu bordelais Darwin. qui met en pratique l’art de défendre des causes sérieuses sans se prendre au sérieux.

François Hollande

«En revendiquant le pouvoir, la gauche réconcilie le possible et le souhaitable»

«Je ne crois pas que le plaisir se soit évaporé à gauche et qu’il soit désormais incarné par la droite. Ce n’est pas parce que vous exaltez la réussite personnelle, que vous individualisez les rapports sociaux que le plaisir est là. Chaque fois qu’il y a du collectif, de l’engagement, du dépassement, le plaisir est tout proche. A condition qu’il donne envie, qu’il exprime la joie d’une conquête et qu’il ne se résigne pas à une contestation sans lendemains. Car les mouvements comme les ZAD ou Nuit debout visaient à bloquer le système et non à le changer. Dans les grandes organisations – partis, associations, syndicats – il y avait du plaisir à militer et aussi à apprendre, à découvrir, à transmettre. Il y avait une élévation commune.

«La gauche est favorable à la liberté des mœurs, mais nous ne sommes plus du tout dans la remise en cause du couple ou de la famille comme après mai 68, plutôt dans la défense de l’intégrité personnelle et du consentement.

«Certes la gauche réformiste ne donne pas toujours beaucoup de plaisir en gouvernant mais en ­revendiquant le pouvoir, elle ­réconcilie le possible et le souhaitable.

«On oppose le principe de plaisir et celui de réalité. Mais c’est parce qu’il y a réalité que le plaisir est possible parce qu’il permet de la bouleverser et de la changer ! Si vous niez l’une, vous rendez inaccessible l’autre. La gauche serait-elle devenue triste ? Tout dépendra de sa capacité à porter l’espoir. Le plaisir est la forme la plus résistante à la violence. Ça s’appelle la fraternité.»

Sandrine Rousseau

«La gauche, c’est d’abord des utopies, un élan sociétal»

«Susciter à nouveau le plaisir et l’envie, c’est un enjeu majeur pour la gauche, j’y ai beaucoup pensé pendant la primaire écologiste. La gauche ne parvient plus à susciter cette envie, les électeurs vont aller voter avec des semelles de plomb. En réalité, nous avons l’occasion, alors que tout paraît si sombre, de refaire société, de chercher à nous enthousiasmer. Ce qui a marqué les gens qui m’ont suivie pendant la primaire, c’est le plaisir à faire campagne, à prendre les problèmes à bras-le-corps.

«On se trompe en pensant que la seule manière de faire plaisir aux gens, c’est de leur promettre du «plus». Notre société a été ­colonisée par l’idée que le bonheur passait par l’achat. Non, il faut penser autrement, sortir de la notion de plaisir réduit à la croissance, à la société de consommation, à l’accumulation, à tout ce qui a une dimension matérielle. On peut avoir du plaisir à se former et apprendre tout au long de la vie, à créer des objets au lieu de les acheter tout faits. La gauche est passée à côté du plaisir car elle n’est pas dans le récit d’une autre société.

«Dans les partis politiques, on est désespéré à l’idée que les gens s’abstiennent. Il faut qu’on retrouve le plaisir de militer. La gauche s’est engluée dans l’idée qu’elle devait apparaître comme capable de gouverner, donc de composer. Alors qu’au contraire, la gauche, c’est d’abord des utopies, un élan sociétal.

«Je suis persuadée que l’électorat de Zemmour et Le Pen peut basculer très vite dans l’autre sens si on arrive à lui proposer un avenir. Car cet électorat a essentiellement peur du vide. Tant que les politiques ne proposeront rien de mieux que ce qu’ils proposent aujourd’hui, les électeurs se raccrocheront au passé.»

François Ruffin

«Au milieu des gens de gauche, souvent je m’emmerde»

Un vendredi de janvier dans le QG de campagne de Jean-Luc Mélenchon. Le candidat à la présidentielle fait le point sur sa campagne. Un élément nouveau : le député de la Somme, qui était un peu en retrait, se retrousse les manches pour défendre son camp. Certains insoumis s’impatientaient. Jean-Luc Mélenchon en rigole. Il dit : «Je répondais toujours la même chose à tous ceux qui me demandaient des nouvelles de François Ruffin. Je ne me suis jamais inquiété, il sera des nôtres pendant la campagne et c’est une très bonne chose. Mais les gens ne doivent pas oublier que François est un artiste. Il a encore fait un super film, Debout les femmes [en lice aux Césars, ndlr], et durant la promotion il n’y avait rien de plus important à ses yeux. Si on veut comprendre le personnage, on doit garder en tête que c’est un artiste.»

François Ruffin est sans cesse à la recherche du bon équilibre : drôle sur la forme et sérieux sur le fond. Le documentaire Merci Patron ! illustre bien la balance idéale. Il se dit marxiste et libertaire, chiant et drôle. «Sans cesse, il y a chez moi une espèce de tension entre une manière d’être assez cool dans le rapport à l’expression, à chercher de nouvelles formes comme dans mes bouquins ou à l’Assemblée nationale et mon côté marxiste, théorise-t-il. Je ne viens ni de la gauche ni de la droite non plus. J’arrive de nulle part. Quand je me retrouve au milieu de gens de gauche, souvent je m’emmerde. Elle ne sait plus parler au peuple, cette gauche, ma gauche. Elle a peur des petites gens.»

Le député de la Somme met en scène chacune de ses interventions. Des fanfares accompagnent toutes ses avant-premières au cinéma ; il organise des kermesses dans sa circonscription pour fêter le 14 juillet ; les manifestations se transforment en défilés festifs ; chaque meeting se termine en match de foot. Une ambiance joyeuse qui est à l’opposé de son caractère – plus renfermé et torturé. Il insiste sur le plaisir : c’est une manière de donner envie «aux gens» de militer. «On ne peut pas dire aux familles de venir avec leurs enfants et tirer la tronche, nous devons prendre du plaisir dans la lutte, ça permet de rassembler plus largement, c’est comme lorsque je me pointe avec un maillot de foot à l’Assemblée nationale pour soutenir les petits clubs : c’est beaucoup plus efficace parce que ça parle aux gens et ça les fait marrer», dit-il.

Le rire n’est pas toujours présent. François Ruffin est également réputé pour ses coups de colère au Palais-Bourbon et ses mots crus contre la majorité. «Il faut que je fasse gaffe avec ça parce que ça réveille un truc en moi, il faut que j’arrive à me contrôler. Quand ça bascule, j’ai l’impression d’avoir un diable qui se réveille en moi. Un diable en colère. Je fais de mon mieux pour le contenir», regrette-t-il. «L’artiste» – comme dirait Mélenchon – assume plus le côté plaisir pour faire passer ses messages que bagarreur. Un matin, en sirotant un café allongé, il confiait : «Le bordel ? C’est important le bordel parce que ça donne de l’énergie.»


Philippe Barre, du tiers lieu bordelais Darwin

«Il y a mille moyens d’être sérieux sans se prendre au sérieux»

«A Darwin, la notion de plaisir est essentielle, elle fait partie de nos fondamentaux. Car sans plaisir, on n’a pas d’espoir. C’est le plaisir qui permet de se retrousser les manches et d’avoir le courage de changer les choses, de renouveler la pensée et l’action, d’agir pour construire un «monde en partage» en abattant les murs qui nous séparent les uns des autres. Sinon, sans ce plaisir, on reste dans un entre-soi de «puristes» autoproclamés, qui moralisent et stigmatisent les autres. Et cela ne marche pas, ceux qui se sentent montrés du doigt n’ont pas envie de te rejoindre, ils font même parfois l’inverse par provocation. Alors que si tu leur montres que tu changes de monde sans te prendre au sérieux, ils ont envie de faire partie de la bande qui trouve du sens tout en se marrant. C’est bien plus mobilisateur !

«Ce plaisir passe par les arts et la culture, mais aussi par la convivialité, le partage, l’art de vivre, l’aménité et la beauté des lieux. C’est ce qu’on essaie de proposer à Darwin. Notre festival Climax est une sorte de communion humaine où il y a de la joie. A presque 100 ans, le philosophe et sociologue Edgar Morin y a chanté sur scène une chanson créée pour le film de René Clair A nous la liberté (1931). Je me sens proche de la gauche d’Edgar Morin, universaliste, humaniste, fraternelle et bien évidemment bio-centrée. Mais surtout pas triste. Il y a mille moyens d’être sérieux sans se prendre au sérieux. Le plaisir passe aussi par l’humour et l’autodérision. Par exemple, on ouvre en ce moment une boulangerie, en bio bien sûr, où l’on fait notre propre farine. On est en train de chercher le nom, on a évoqué des choses comme «le Pain dans ta gueule» ou «la Mie qui miaule». On ne va surtout pas l’appeler «le Pain propre» ou «le Pain qui fera du bien à votre santé», parce qu’on n’est pas dans ces registres et que ça ne fonctionne pas.

«Il y a cinq ans, quand on a décidé de faire un plat du jour végétarien dans notre restaurant, j’ai refusé de préciser qu’il était végé, parce que je savais que certains se sentiraient exclus. Car si tu goûtes avec l’idée qu’un plat végétarien ou végane est forcément fade, tu vas trouver le plat fade même s’il ne l’est pas. Alors que si tu goûtes sans le savoir et qu’on te le dit après, ça change tout. J’ai fait goûter un jour une garbure gasconne végane à l’archétype du mec de droite bon vivant. Je lui ai dit «Toi qui aimes bien la bonne bouffe du terroir, prends la garbure». Il a mangé et m’a lancé «on sent le cochon, c’est bon». Quand je lui ai révélé qu’il n’y avait pas de lard mais du jus de tofu fumé, il n’en revenait pas, il en parle encore ! Grâce à ce genre d’expérience, on crée des déclics.

«Nous avons besoin de rire, de jouir, de festoyer, de brocarder avec humour, de partager avec passion, de déguster et savourer, de contempler et d’admirer, bref d’aimer avec plaisir. Aujourd’hui, la gauche manque de ce souffle inspirant pour tracer des voies d’avenir désirables. A croire qu’elle est passée d’un passionné et peut-être excessif «il faut jouir sans entrave» en 1968 à un désormais triste «faire la morale sans limites». C’est en s’appuyant aussi sur les ressorts du plaisir et du rire que l’on nourrit le courage d’agir et les métamorphoses.»