Le meilleur thermomètre des inimitiés et des affinités politiques n’est pas le grand amphithéâtre de la Sorbonne, où l’œil avisé du public et des caméras crée une atmosphère retenue. Les langues se délient plus facilement en coulisses, autour de bâtonnets de carottes et de verrines de taboulé. Vendredi matin, la députée écolo Sandrine Rousseau se pointe de mauvais poil. Elle est «saoulée». Les disputes incessantes, les clashs permanents et la guerre ouverte entre ex-alliés de gauche entament son moral. «On est enfermé dans le truc des gauches irréconciliables, c’est insupportable». En face, le socialiste Arthur Delaporte esquisse un sourire. «Tu remarqueras que je suis très modéré», lui répond-il. Façon de se dédouaner, et de pointer la responsabilité de La France insoumise dans le climat de tension. Avant de monter sur scène, Rousseau lâche à son collègue du Calvados : «Vous êtes nostalgiques de votre âge d’or». Lui : «Non, l’âge d’or est pour demain». Des deux, c’est lui le plus optimiste. Sur scène, la prestation de l’écologiste est très remarquée. Elle revient sur sa candidature à la primaire des Verts, en 2021. «Vous vous souvenez de la campagne d’humiliation que j’ai subie ? L’extrême droite m’a humiliée, les médias m’ont caricaturée.» La journaliste Nora Hamadi saisit la balle au bond et lâche le mot qu’il ne fallait pas prononcer, du moins pas à ce moment précis : barbecue. On repart manger des carottes et du taboulé.
Récap
Dans les couloirs, certains se rencontrent pour la première fois, ou presque. Et sautent sur l’occasion, comme l’eurodéputée Aurore Lalucq et l’ex-secrétaire d’Etat chargée de l’Europe Laurence Boone, pour échanger leur numéro de téléphone. Se croisent aussi des gens qui se connaissent bien, qui frayent dans le même milieu, qui se croisent régulièrement. Quand le communiste Léon Deffontaines tombe sur l’écologiste Marie Toussaint, ils se font la bise. «Je ne t’ai pas écouté, j’étais en chemin, t’as été bon ?», lui lance cette dernière. «T’aurais bien aimé, j’ai parlé d’écologie», répond illico l’ancien leader des JC. Les chemins de Manon Aubry et de Raphaël Glucksmann se sont aussi croisés, à la faveur d’une sortie de scène pour l’une et d’une entrée pour l’autre. Donnant lieu à un regard furtif et un salut de la main. Loin des embrassades plus chaleureuses dont ils sont coutumiers. La faute à une relation un brin tendue depuis l’exfiltration de la tête de liste PS-Place Publique de la manif du 1er Mai à Saint-Etienne ? Glucksmann refuse en tout cas de revenir sur l’épisode. «Il a enchaîné cinq interviews aujourd’hui», justifie son équipe. L’ancien essayiste pourra au moins compter sur les quelques mots doux susurrés à l’oreille par l’éditorialiste Thomas Legrand, un pied à Libé, un pied à France Inter.
Jeudi soir, c’est ce même Thomas Legrand qui était chargé de livrer un billet d’humeur après chaque intervention des têtes de liste aux européennes. Il a tantôt cherché à être drôle, tantôt mordant. Il a expliqué ne pas comprendre pourquoi socialistes et écologistes partent séparément et mieux comprendre pourquoi communistes et Insoumis partent séparément. Le nucléaire, la réindustrialisation, l’emploi du mot «terrorisme» pour qualifier les attaques du 7 octobre constituent selon lui des lignes de fracture. Il a trouvé que Léon Deffontaines porte «un discours très social un peu à l’ancienne», «d’une voix jeune et punchy», que François-Xavier Bellamy (LR) est un homme «courageux», qui «ne simplifie pas le propos», et que Clément Beaune représente «le macronisme un peu vintage, celui de 2017, qui était un peu équilibré, qui avait une jambe droite et une jambe gauche». Ce dernier étant, on le précise, supposé représenter «l’aile gauche» de la majorité présidentielle. Aile gauche dont on attend encore des preuves de vie. En parlant de preuves de vie, il a fallu s’enquérir de la bonne santé de nombre de nos collègues pendant le passage de l’ex-ministre de l’Europe redevenu simple député. Non qu’il ait été mauvais, mais comme l’a brillamment relevé la dessinatrice Coco, il a pu contribuer à l’endormissement de certains. A sa décharge : il était tard.
«Recyclage»
A Libé, on a la chance d’avoir deux éditorialistes politiques. L’un, dont on a déjà parlé, et l’autre, Jonathan Bouchet-Petersen, qui a été le maître de cérémonie du «Grand O», sorte de Monsieur Loyal chargé d’animer la soirée. Un rôle endossé avec succès, il faut le dire. Ses punchlines ont émaillé la soirée et fait rire un amphi bien rempli. En réponse à Bellamy, qui pointe l’adversité de la salle, Bouchet-Petersen rétorque, sous les applaudissements : «C’est sûr que c’est plus confortable chez Boulevard Voltaire». Une référence au débat organisé une semaine plus tôt par le média ultraconservateur autour des têtes d’affiche de la droite et de l’extrême droite. François-Xavier Bellamy avoue d’ailleurs qu’il aurait préféré que Bardella et consorts soient invités. La couleur avait pourtant été donnée dès le début de la soirée par notre bateleur : décision a été prise de ne pas convier les candidats «xénophobes». Bellamy, qui a confessé s’être senti comme «un supporter du PSG qui débarquerait avec son maillot dans une soirée à Marseille», a eu droit à une autre pique en provenance de Jonathan Bouchet-Petersen. L’eurodéputé : «Je regrette qu’on n’ait pas parlé d’écologie». L’éditorialiste : «On a parlé de recyclage avec Nadine Morano, c’est tout ce qu’on a pu faire». Sur les bancs, on se gausse. Mission réussie. L’honnêteté oblige malgré tout à dire que l’élu de droite a été partiellement applaudi en fin d’interview. On a même entendu des journalistes de Libé dire qu’il n’a pas été mauvais. Mais promis, on ne donnera pas de noms.
Après une bonne nuit de sommeil, tout ce petit monde s’est retrouvé vendredi. Pas d’invités trop polémiques, les huées devraient être à conjuguer au passé. Les discussions portent sur la jeunesse, l’urgence climatique, les ouvriers, l’élargissement de l’Union… En coulisses, un verre de vin à la main, l’eurodéputé écolo David Cormand se laisse aller à quelques confidences avec des journalistes de Libé. On tend une oreille. Les noms de Glucksmann, Mélenchon, Hollande et Faure sortent du chapeau. On retourne dans l’amphi. Oh, la Première ministre estonienne. Une invitée exceptionnelle, qui sort des références littéraires et historiques à la pelle. Elle rappelle qu’il ne faut pas lâcher les Ukrainiens, qui «se battent pour leur indépendance et leur intégrité territoriale», mais aussi pour «l’idée européenne». En anglais s’il vous plaît. Le public, quoique clairsemé, a l’air captivé. En sortant, Kaja Kallas publie un tweet pour remercier le journal et complimente la cheffe du service international de Libé, Sonia Delesalle-Stolper, qui a mené l’échange. «Good conversation», tapote-t-elle. Smartphone à la main, la journaliste a le sourire. «Je peux mourir en paix, c’est bon», fanfaronne-t-elle. Puis, après quelques secondes de réflexion : «Ou alors je demande une augmentation». C’est vrai, après tout, le canard a peut-être gagné quelques abonnés en Estonie.
Précision chirurgicale
Dans la petite salle où patientent les invités, on observe le buffet qui se vide. On a repéré les plus gourmands, les plus timides – ceux qui préfèrent bouffer des yeux les plats, par peur de s’approcher trop près et d’être jugés –, les plus soiffards aussi. Là non plus, on ne donnera pas de noms. La secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon paraît enchantée de rencontrer l’économiste-star Michaël Zemmour. «Je vous ai vu à la télé !» lance-t-elle. Réponse de l’intéressé : «Moi aussi». Ces deux-là sont faits pour s’entendre. Chacun à leur manière, ils ont pris l’habitude de démonter avec une précision chirurgicale les arguments du gouvernement, de la réforme des retraites à celle de l’assurance chômage. Le maître de conférences est ronchon. La palanquée de flics croisés sur le chemin, mobilisés pour mater la mobilisation étudiante en soutien à Gaza, l’a agacé. Heureusement, face à la répression et aux coups de matraque, il reste la vertu du débat et de la confrontation des points de vue. Ces deux jours à la Sorbonne l’auront montré de la meilleure des manières.