Après la motion de rejet préalable adoptée par l’Assemblée nationale le 11 décembre lors de la première lecture du projet de loi relatif à l’immigration, l’hypothèse d’un recours à la procédure du 49.3 sur ce texte a refait surface (même si, pour l’instant, Emmanuel Macron a dit ne pas vouloir l’utiliser). Or, un tel recours serait manifestement contraire à la Constitution.
La révision constitutionnelle de 2008 a en effet introduit une importante limitation d’usage du 49.3. La Première ministre ne peut en effet «recourir à cette procédure» – telle est l’expression employée par le Constituant – que pour «un [texte] par session», hors projets de lois de finance et de financement de la sécurité sociale.
Or, la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour 2023 à 2027 a été adoptée définitivement le 15 novembre par l’Assemblée nationale à la faveur d’une nouvelle activation par la Première ministre – à distance, cette fois-ci – de la procédure du 49.3. Elle y avait déjà eu recours sur ce même texte en septembre, lors d’une session extraordinaire spécialement convoquée à cet effet.
Cartouche «brûlée» ou non ?
Le principe de deux engagements de la responsabilité du gouvernement sur un même texte (lors de deux lectures différentes) au cours de deux sessions différentes ne pose aucun problème. Une telle hypothèse s’est d’ailleurs réalisée à deux reprises dans la dernière décennie, pour les lois Macron (2015) et El Khomri (2016), sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve rien à redire. Il l’a confirmé jeudi 14 décembre dans sa décision sur la LPFP.
En revanche, dès lors que la Première ministre a eu recours au 49.3 sur la LPFP pendant la session ordinaire, un nouveau recours à cette procédure sur le projet de loi sur l’immigration est impossible avant l’ouverture d’une éventuelle session extraordinaire en juillet 2024.
Soulignons que, contrairement aux apparences, la LPFP n’est pas une loi de finances (elle n’est pas listée parmi les lois ayant le caractère de loi de finances à l’article 1er de la loi organique relative aux lois de finances). Elle n’est donc pas concernée par la faculté d’usage illimité du 49.3 dont bénéficient les lois de finances.
Or, on entend dire que dès lors que la Première ministre a eu recours au 49.3 sur la loi de programmation au cours d’une session antérieure, elle n’a pas «brûlé pas sa cartouche» en y ayant recours sur ce même texte au cours de la session actuelle. Un éminent auteur a même soutenu cette thèse. Disons-le franchement : elle ne résiste pas à l’analyse.
Pas «un texte en moyenne par session»
Le «recours à la procédure» du 49.3 (selon les termes de la dernière phrase de l’alinéa) est constitué à chaque fois que la Première ministre informe l’Assemblée de ce qu’elle engage la responsabilité du gouvernement – la délibération en Conseil des ministres n’en étant que le préalable. Sur un même texte, il peut donc y avoir au cours d’une session donnée autant de «recours» au 49.3 que nécessaire (en première lecture, en lecture CMP, en nouvelle lecture, en lecture définitive…). En revanche dès lors que le Premier ministre a recours au 49.3 sur un texte au cours de la session, il ne peut plus y avoir d’engagement de la responsabilité sur un autre texte au cours de cette même session.
Le fait que le premier texte ait déjà été adopté via le 49.3, lors d’une précédente étape de la navette, au cours d’une session antérieure n’y change rien : au cours d’une seule et même session, un seul texte peut faire l’objet (autant de fois que nécessaire) d’un recours à la procédure de l’engagement de la responsabilité du gouvernement. «Un texte par session», ce n’est pas «deux, trois, dix textes par session pourvu qu’un recours au 49.3 soit déjà intervenu au cours d’une session antérieure sur chacun de ces textes» – ce n’est pas davantage «un texte en moyenne par session».
Mario Kart et Minecraft
Supposez que votre enfant soit accro aux jeux vidéo, et que vous ne lui autorisiez à jouer qu’à un seul jeu vidéo par jour. Cette règle ne lui interdit pas de jouer au même jeu plusieurs jours d’affilée. En revanche, si tel jour il joue à Mario Kart, il ne peut demander de jouer également à Minecraft le même jour, au motif qu’il aurait déjà fait une partie de Mario Kart la veille. Jouer deux jours de suite à un même jeu vidéo n’autorise pas ici à jouer à deux vidéos le deuxième jour.
De la même manière dès lors que la Première ministre a engagé la responsabilité du gouvernement sur la LPFP au cours de la session ordinaire, elle ne peut le faire de nouveau sur le projet de loi sur l’immigration dans sa version issue des travaux de la commission mixte paritaire. Si elle le fait, le Conseil constitutionnel sera confronté à un douloureux dilemme : ou bien appliquer la lettre claire de la Constitution et censurer en totalité un texte phare du gouvernement, ou bien renforcer encore davantage les prérogatives de l’exécutif au mépris de la volonté clairement exprimée du constituant. Madame la Première ministre, épargnez-lui ce dilemme, et – que ce soit en lecture CMP ou en nouvelle lecture – soumettez le projet de loi sur l’immigration au vote des députés.