A l’occasion de ses cinquante ans, en novembre 2023, Libé revenait sur son combat contre la peine de mort : «De l’exécution de Christian Ranucci à l’abolition, Libé contre la peine de mort». Y est raconté le procès de Patrick Henry, ou plutôt celui de la peine de mort. Celui où Robert Badinter répétera inlassablement aux jurés qu’ils devront non pas décider s’il est coupable mais «décider de la vie de cet homme». Partisan de l’abolition, l’ancien ministre de la Justice de François Mitterrand deviendra un «adversaire irréductible» de la peine capitale, un «militant», comme il le confiera à Julie Brafman et Sonya Faure dans une longue interview pour les quarante ans de la mise au placard de la guillotine. Outre le combat moral et juridique qu’il menait, la lutte était politique et peu populaire, dans un contexte où la veuve comptait encore de nombreux partisans.
L’abolition votée en 1981, Robert Badinter n’en avait pas fini avec la peine de mort. Jusqu’au soir de sa vie, Libé chroniquera son interminable pugilat contre une sentence aux imprenables bastions à travers la planète. Malgré tout, malgré la Chine, l’Iran ou les Etats-Unis, il partageait, dans ce discours de 2021, sa certitude que «le mouvement vers l’abolition universelle se poursuivra».
Les libertés fondamentales chevillées au corps
Figure tutélaire de la gauche et de la défense des libertés fondamentales, Robert Badinter était un interlocuteur incontournable pour Libération, dès lors que les vents du racisme, de l’antisémitisme ou des poussées de fièvre autoritaires faisaient une poussée dans le débat public. En 2011, en pleine doxa «un fait divers, une loi» propre au sarkozysme, il fustige le «populisme judiciaire» du Président, qui s’est mis les juges à dos en proposant l’instauration des jurys populaires dans les tribunaux correctionnels. Il s’interroge devant Sonya Faure : «Qui va juger les complexes abus de biens sociaux ? Les escroqueries au crédit à la Madoff ? Les affaires de corruption internationale ? Imagine-t-on des jurés jugeant l’affaire Clearstream ? Nicolas Sarkozy oublie l’essentiel : juger est un métier qui demande un savoir et une expérience.»
Lire sa nécro
Pas plus tendre avec les siens qu’avec ses adversaires politiques, il donne la leçon en 2013, quand le PS au pouvoir singe la droite en croquant la sécurité en «première des libertés». Correction de l’ancien président du Conseil constitutionnel auprès de Béatrice Vallaeys : «La sécurité n’est pas une liberté, c’est un objectif de valeur constitutionnelle qu’il appartient au gouvernement d’atteindre dans toute la mesure du possible, en respectant les principes de droit. La sécurité ne prime pas sur la liberté, elle la garantit.»
En 2015, encore, immédiatement après l’attaque contre Charlie Hebdo, il met en garde contre les mesures fortes voulues ici et là pour contrer le terrorisme islamiste, «un piège politique» tendus par les fanatiques : «Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties.» En 2020, c’est encore l’attentat contre Charlie Hebdo qui le ramène à Libération. A l’origine de la loi autorisant la captation audiovisuelle des audiences historiques – une intuition délivrée par les images des arrivées de Pétain et Laval à leur procès, et consolidée par l’arrestation de Klaus Barbie –, l’ex-garde des Sceaux plaide pour «garder une trace filmée des grands procès pour l’histoire.»
La chronique judiciaire et l’inlassable avocat
Grand procès de l’histoire : on peut aussi ranger dans cette catégorie le procès en diffamation que lui intentera le négationniste Robert Faurisson, en 2007. Sous la plume de Christophe Boltanski – et devant les caméras –, Badinter ne retient aucun coup contre l’ex-universitaire. Il rappelle son enfance juive, le sort de son oncle, sa grand-mère paternelle, son père, son engagement pour la mémoire de l’Holocauste à la Libération. Et, haussant la voix : «Que les choses soient claires. Pour moi, jusqu’à la fin de mes jours, tant que j’aurai un souffle, vous et ceux de votre espèce ne serez jamais que des faussaires de l’histoire la plus tragique.» Une charge à la mesure de l’éloquence du personnage, sur laquelle s’arrêtera Philippe Lançon en 1997, qui souligne le paradoxe entre la vivacité de l’homme et la rétrospective digne d’un éloge funèbre prématuré que lui consacre l’émission Bouillon de Culture.
Cette éloquence, Robert Badinter, auteur de théâtre et écrivain à ses heures perdues, comme le chroniquera Libé en 2013 et en 2018, la mettra au service d’un dernier objectif : traduire le dictateur Vladimir Poutine devant un tribunal international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il en fait un livre, un réquisitoire, intitulé Vladimir Poutine, l’accusation. Une ultime mobilisation que notre éditorialiste Thomas Legrand commentera ainsi : «Un enfant de la guerre et du droit, le meilleur représentant français de ce que l’Europe des Lumières a produit de plus universel, l’abolitionniste de la peine de mort, l’artisan de la dépénalisation de l’homosexualité, le défenseur inlassable de l’Etat de droit, Robert Badinter, au soir de sa vie, veut que Vladimir Poutine soit jugé par un tribunal international.»