Menu
Libération
Analyse

Le Président, la gifle et le «corps du roi»

Emmanuel Macron giflé lors d'un déplacement à Tain-l’Hermitagedossier
Plus qu’une atteinte physique au chef de l’Etat, l’épisode de la gifle adressée à Emmanuel Macron à Tain-l’Hermitage rappelle la symbolique qui entoure la fonction présidentielle.
François Mitterrand, lors de son élection, en mai 1981. (AFP)
publié le 10 juin 2021 à 9h42
(mis à jour le 10 juin 2021 à 10h42)

«Les fonctions, quelles qu’elles soient, sont plus grandes que nous et ne doivent pas faire l’objet d’agression particulière.» Ainsi s’exprimait Emmanuel Macron, peu après s’être vu infliger une gifle par un jeune Drômois de 28 ans, dans les colonnes du Dauphiné. Le «nous» ici est un «je» qui ne dit pas son nom. Plus habilement que son service de communication jonglant avec une «tentative de gifle», le Président se rappelle ici à l’Histoire, qu’il connaît et utilise, toujours à ses fins.

Celui qui avait évoqué, dans un entretien à l’hebdomadaire le 1, en 2015, «l’absence» de la figure du Roi dans le paysage politique fait ici explicitement référence à la théorie des «deux corps du roi», expression tirée d’un ouvrage du même nom d’Ernst Kantorowicz. Dans cette réflexion de théologie politique, l’historien allemand analyse les rapports entre le corps physique du Prince, charnel et mortel, et le corps politique, incarnant la continuité de l’Etat, et du pouvoir.

Corps politique touché

Kantorowicz écrit : «Le roi a en lui deux corps, c’est-à-dire un corps naturel et un corps politique. Son corps naturel, considéré en lui-même, est un corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par nature ou accident. […] Mais son corps politique est un corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et en un gouvernement.» Les deux ne font qu’un : si l’un est touché dans sa chair, l’autre est abîmé dans sa symbolique. «Agresser le président de la République c’est porter un coup insupportable et intolérable à nos institutions», a ainsi réagi l’ancien président socialiste François Hollande.

Macron endosse parfaitement ce costume. Son intégrité physique est atteinte ? Il la minimise, et la reporte sur la fonction. Plus que lui-même, c’est ce «corps politique» qui est atteint. Il en va de même pour son état de santé, sujet tabou dans l’imaginaire politique de la Ve République. Quand, le 17 décembre dernier, un communiqué lapidaire de l’Elysée annonce que «le président de la République a été diagnostiqué positif à la Covid-19», un même signal d’alerte gagne Paris et les capitales européennes. Jupiter n’est pas intouchable. Le virus n’épargne personne. Seulement, pas question de dissimuler d’éventuelles complications. Macron joue la carte de la transparence. Et se filme lui-même, dès le lendemain. Teint pâle, col roulé noir, yeux fatigués, il dit : «Je voulais vous rassurer, je vais bien. […] Il n’y a normalement pas de raison que cela évolue mal, mais je fais l’objet d’une surveillance médicale et je vous en rendrai compte de manière totalement transparente.»

Faste du sacrement monarchique

Toutes proportions gardées, Macron rompt ici avec les usages de ses prédécesseurs. On se souvient des images d’un Georges Pompidou atteint d’un cancer, visage bouffi par la cortisone. De simples grippes, répétera son entourage jusqu’à sa mort, un soir d’avril 1974. Ou du «grand secret» de François Mitterrand, un cancer diagnostiqué six mois après son élection en 1981. Ou encore du voile de pudeur entourant la vie de Jacques Chirac, président en exercice et victime d’un AVC en 2005, qui diminuera pourtant fortement ses capacités. Rien ne filtrera.

Dans cette «monarchie républicaine» qu’est la Ve République, cette distinction des deux corps est-elle toujours opérante ? Oui, a répondu entre les lignes Emmanuel Macron après l’épisode de la gifle. Depuis son élection, les signes de cette inscription dans cette double appartenance – charnelle et spirituelle – ne manquent pas. Comme le soir de son élection, lors d’une longue marche solitaire au pied de la pyramide du Louvre, au son de l’Ode à la joie, rappelant le faste du sacrement monarchique. Ou lors de la réception du «tsar» Poutine, à Versailles, en mai 2017. «Il ne faut jamais oublier que vous représentez à la fois le pouvoir et la nation, ce sont deux choses qui vont de pair mais que l’on ne peut confondre, avait expliqué l’ancien assistant de Paul Ricœur, dans un entretien à la Nouvelle revue française, en avril 2018. Cette dualité est constitutive de ma fonction.»

Ainsi en est-il d’une République où l’on s’épanche sur les moindres faits et gestes touchant au corps quasiment sacré du «monarque républicain». La claque reçue par Emmanuel Macron mardi, symbole d’une vie politique s’enfonçant encore un peu plus dans la violence, vient aussi lui rappeler les coups d’une campagne électorale qui ne fait que commencer. Que dans ce retour sur la terre ferme, pour celui qui veut reprendre son «bâton de pèlerin», prendre «le pouls du pays» signifie aussi offrir plus de place au «corps naturel» du candidat au détriment du «corps politique» du Président.