Moins de quarante-huit heures : c’est, après les élections européennes du 9 juin, tout ce qu’il aura fallu au président des Républicains, Eric Ciotti, pour enterrer l’honneur de la droite. L’ancienne famille gaulliste a éclaté de l’intérieur mardi, à trois semaines de périlleuses élections législatives annoncées dimanche par Emmanuel Macron. Seul contre tous, le patron de LR a décidé de pactiser avec le Rassemblement national pour les scrutins du 30 juin et du 7 juillet. «Il y a la nécessité de servir le pays qui est en danger», s’est justifié le député des Alpes-Maritimes, invité sur le plateau de TF1 à la mi-journée. Las d’une «ligne d’équilibre» qu’il a tenté de tenir depuis 2022, entre les mâchoires du macronisme et de l’extrême droite, Ciotti accomplit ce qu’aucun de ses prédécesseurs à droite ne s’était autorisé à faire : s’allier avec le clan Le Pen. Un député LR, scotché, commente : «Il négocie tout seul. Il sauve son cul et embarque le parti dans un gouffre.» «C’est la peur d’être battu, lui et quelques députés, dans les Alpes-Maritimes», embraye un sénateur, glissant une allusion à la mairie de Nice, l’objectif de Ciotti pour 2026.
«Impasse»
Face à l’accord scellé à gauche, avec les insoumis, et au «bloc macroniste qui a mené le pays là où il est aujourd’hui», le Niçois coupe le cordon en évoquant un «bloc des droites, national». Un vocable prisé par l’extrême droite que LR s’interdisait jusqu’à présent d’utiliser. Dès lundi, Jordan Bardella a affirmé discuter avec des cadres LR en vue des législatives. Le nom de Guilhem Carayon, patron des Jeunes LR, qui a depuis confirmé suivre Ciotti dans son projet, revient alors aux oreilles de Libération. Le soir même, Marine Le Pen précise sur TF1 être «capable» de ne pas présenter de candidats RN face à des LR. Le deal concernerait finalement «tout le territoire», selon Ciotti, et permettra aux députés LR volontaires de ne pas avoir un candidat RN dans les pattes. Combien de circonscriptions, au juste, escompte-t-il a minima conserver, au mieux conquérir, en s’accolant l’étiquette frontiste ? L’ambition affichée sur TF1 est faiblarde : le contingent actuel, soit 61 élus. Reste à savoir si ceux élus sur leurs noms accepteront de siéger encore dans un groupe estampillé LR, dans lequel siégeraient, aussi, des camarades soutenus par le RN…
Si accord il y a. Car le pas franchi par le patron de LR a provoqué une déflagration à droite. Sitôt sa ligne connue, le président du Sénat, Gérard Larcher, le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, le chef des députés LR, Olivier Marleix, et de nombreux élus réclament sa démission. Une tribune collective des barons, publiée dans le Figaro et regroupant Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, Michel Barnier, Michèle Tabarot, Annie Genevard, François Baroin et Christian Jacob étrille une «impasse» qui «n’engage pas notre famille politique et ne représente en aucun cas la ligne des Républicains». «Je ne pense pas que le saut dans l’inconnu soit la solution», ajoute Wauquiez, en annonçant, depuis son fief de Haute-Loire et à l’ombre du chaos à droite, sa candidature pour les législatives.
Une décision suivie par une infime poignée
Réélu dimanche à Strasbourg, la tête de liste LR, François-Xavier Bellamy, dénonce, lui, un «choix inutile» et «contre-productif». Une quarantaine de députés (sur 61) a déjà exprimé son opposition à l’alliance avec le RN. Des sénateurs, comme la vice-présidente du Sénat, Sophie Primas, ou Jean-François Husson annoncent carrément quitter le parti. Ciotti est même lâché en rase campagne par ceux qui apparaissaient comme des fidèles depuis son accession à la tête du parti, en décembre 2022. «La droite républicaine ne peut, en aucun cas, se soumettre au RN», assène sur X l’ancien député Guillaume Larrivé, partisan en 2022 d’un rapprochement avec Emmanuel Macron. La jeune garde cogne plus fort, le député Julien Dive faisant le parallèle avec 1940 : «Éric Ciotti n’aurait jamais traversé la Manche.»
Personne, chez LR, ne rapporte avoir été consulté avant la décision. Ce qui n’a pas empêché certains de voir venir le coup. «Je ne pense pas Ciotti incapable de le faire», glissait le matin même le député LR Philippe Gosselin. La veille, lors d’une visioconférence, les députés débattaient de la position à adopter pour les législatives. Devant ses collègues, l’élu du Lot Aurélien Pradié pose alors sur la table le sujet sensible des alliances. Ciotti s’agace et «n’écarte pas la discussion avec l’extrême droite», rapporte un participant. Premier signal. L’hypothèse prend de l’épaisseur après un papier du Figaro, publié dans la matinée de mardi et évoquant la probabilité d’un «accord» avec le RN. Autour de Ciotti, personne ne moufte. Le parti, lui, craque déjà de partout. Avant même que Ciotti ne se soit exprimé, Wauquiez estime sur X que «le devoir de la droite républicaine est de proposer une parole claire et indépendante entre l’impuissance du ‘en même temps’et le saut dans l’inconnu du RN.»
Mardi matin au Sénat, l’un des rares bastions où la droite tient encore debout, la réunion de groupe hebdomadaire vire au réquisitoire anti-Ciotti. Les chiraquiens Philippe Bas, Marie-Claire Carrère-Gee et Francis Szpiner fustigent par avance un rapprochement que Jacques Chirac avait toujours refusé. «Je trouve scandaleux cet accord qui n’est pas dans l’ADN du gaullisme, s’emporte Szpiner. C’est une faute morale.» Le groupe se prononce à l’unanimité contre une alliance avec l’extrême droite. Isolé, Ciotti feint, quelques heures plus tard sur TF1, d’ignorer ces secousses. La droite va-t-elle exploser ? «Nous verrons bien», élude-t-il, avant de s’en remettre à la base : «Je connais les militants, j’en suis un et je sais qu’ils me soutiennent dans cette démarche.» Les troupes à le suivre, elles, sont une infime poignée : le radical patron des Jeunes LR, Guilhem Carayon, Céline Imart et Laurent Castillo, élus au Parlement européen dimanche, et la députée des Alpes-Maritimes Christelle d’Intorni.
«Ciotti signe les accords de Munich»
Le camp présidentiel n’a pas traîné de son côté pour ouvrir grand la porte aux LR fâchés avec leur président. Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, un ancien du parti, tend la main aux «élus et militants LR qui refusent la collaboration» ; Ciotti «signe les accords de Munich», enfonce un autre transfuge de la droite, Gérald Darmanin. Chez Horizons, les mêmes perches sont lancées. La vice-présidente de l’Assemblée, Naïma Moutchou, emballe «la droite républicaine et humaniste, héritière du gaullisme» dans les contours d’Horizons, la boutique d’Edouard Philippe. Invité sur BFM TV en fin de journée, le maire du Havre pilonne cette alliance «consternante et contre-nature»... Et tend la main : «Tous ceux qui veulent me rejoindre sont les bienvenus.»
Du côté du Rassemblement national, on jubile. Jusqu’à ce jour, la seule alliance digne de ce nom conclue par le parti d’extrême droite l’avait été avec Nicolas Dupont-Aignan et son petit parti souverainiste Debout la France, lors de la présidentielle de 2017. Même si l’initiative d’Eric Ciotti périclitait, elle aurait, vue du RN, l’immense mérite de normaliser davantage le parti d’extrême droite, en posant le précédent inédit d’un dialogue stratégique avec un parti de gouvernement.