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Interview

Leïla Chaibi, eurodéputée insoumise : «En cassant les codes, j’ai réussi à arracher des victoires»

L’insoumise publie un livre qui retrace son mandat, de son irruption dans la machine européenne il y a cinq ans jusqu’à la victoire qu’elle a obtenue sur la présomption de salariat des travailleurs ubérisés.
L'eurodéputée Leila Chaibi, à Paris, le 14 janvier 2019. (Denis Allard/Libération)
publié le 6 février 2024 à 12h25

En 2019, Leïla Chaibi, militante insoumise, passée par des collectifs comme Génération précaire ou encore au cœur du mouvement Nuit debout, est élue eurodéputée. Cinq ans plus tard, celle qui est candidate à sa réélection publie Députée pirate – Comment j’ai infiltré la machine européenne (les Liens qui libèrent). L’élue y raconte, notamment par le biais de son combat pour les travailleurs des plateformes, comment elle a réussi à se créer une marge de manœuvre en «cassant les codes» de la «bulle européenne».

Dans votre sous-titre, vous dites avoir «infiltré» la machine européenne. Pourquoi ce mot ?

La «bulle européenne», comme on l’appelle, c’est tout un environnement, une courtoisie à outrance, les honneurs et des moyens démesurés, mais aussi un fonctionnement parlementaire très éloigné de la conflictualité de l’Assemblée nationale. On a l’impression que tout est fait pour nous dépolitiser, pour qu’on soit des fonctionnaires européens. Chacun à sa place, dans une énorme machine. J’arrive là-dedans avec la sensation d’enfiler un costume trop grand pour moi. Et puis rapidement je prends conscience que pour faire ma place je vais devoir refuser celle qui m’est assignée et bousculer les institutions. C’est ce que j’ai voulu raconter.

Vous parlez aussi du poids des lobbys…

Pour un citoyen, entrer au Parlement, c’est un parcours du combattant. Il faut se faire accréditer, tu ne peux pas circuler seul… Les lobbys, eux, sont comme à la maison. Il suffit d’être inscrit dans le registre pour entrer et sortir comme ils veulent. Ce sont souvent d’anciens parlementaires qui connaissent par cœur les couloirs qu’on met trois mois à connaître. Leurs bureaux sont autour du Parlement. C’est la raison matérielle pour laquelle les décisions de l’Union européenne vont dans leur sens plutôt que dans celui des citoyens : les décideurs sont influencés par les gens qu’il y a physiquement en face d’eux, en l’occurrence, les lobbys qui sont présents partout et écrivent les lois eux-mêmes. S’ils ont autant de pouvoir, c’est parce que les citoyens, eux, sont éloignés. Ils ne comprennent rien à l’Union européenne, qu’on fait passer pour quelque chose de très flou. La clé, c’est d’ouvrir les portes. J’ai donc utilisé une bonne partie de mon mandat à faire du contre lobbying.

C’est ce qui vous a permis de remporter la bataille sur la reconnaissance des droits des travailleurs des plateformes ?

Quand j’arrive en 2019, je fais partie d’un mouvement où l’on pense que j’aurai une fonction tribunitienne ou de lanceuse d’alerte mais que je n’arriverai pas à obtenir grand-chose. Mais en cassant les codes, j’ai réussi à arracher des victoires, plus que j’aurais pu le faire à l’Assemblée. J’ai fait rentrer la parole de ceux qu’on ne connaît pas : les livreurs, les chauffeurs VTC… Et ce, grâce à un outil magique, que je mets à leur disposition : l’interprétation. Quand je vais en France, en Italie, en Espagne, en Slovénie, les travailleurs me disent tous la même chose. Ils ont les mêmes revendications. En se retrouvant dans la même salle, avec des interprètes, ils prennent conscience de leur force et font irruption sur la scène politique. D’un coup, il y a un nouvel acteur qui est là et qui fait pression.

Aujourd’hui, vous vous dites que l’Union européenne n’est pas forcément un frein, qu’on peut y être utile.

Dans la nuit du 12 au 13 décembre 2023, on trouve un compromis sur la directive travailleurs des plateformes. Ce n’est pas idéal mais ça améliore la situation. De gauche à droite en passant par les libéraux, tout le monde s’en félicite. Et le 22 décembre, qui le fait capoter ? La France. Quand j’ai été élue, je me disais que l’Union était faite sur le dogme du marché. C’est vrai. Mais on a une marge de manœuvre. On arrive malgré tout à arracher des victoires, notamment sociales. En tout cas, plus que sous Macron dans le modèle de la Ve République.

Votre vision de l’Union européenne a donc évolué après un mandat ?

C’est aussi l’Union européenne elle-même qui a bougé depuis 2019. Il y a la crise écolo, il y a eu le Covid et la guerre en Ukraine. A chaque fois, c’est comme si des dogmes chancelaient. Sur les services publics, les 3 % de déficit, le libre-échange, le marché de l’énergie… C’est un peu comme si on avait entrouvert la porte dans le sens de notre bataille culturelle. Aujourd’hui, la porte se referme. On revient au marché avant tout, à la concurrence libre et non faussée… Est-ce qu’on la laisse se refermer ou est-ce qu’on pousse plus fort ?

Dans votre livre, vous racontez aussi la vie quotidienne au Parlement. Qu’est-ce qui vous a frappée ces cinq dernières années ?

La dimension multiculturelle. Au Parlement, il faut apprendre à travailler avec des gens qui n’ont pas la même culture. Il y a des choses anecdotiques, comme les repas. A l’Assemblée, tout le monde prend sa pause entre midi et 14 heures. A Bruxelles, les Danois ne prennent pas de pause et les Espagnols déjeunent à 16 heures. C’est pareil pour les retards. Nous, les Français, on arrive cinq minutes en retard et on nous dit «ne vous inquiétez pas, on attend encore les Espagnols». Ça se perçoit aussi dans les manières de faire de la politique, quand on négocie. J’ai beaucoup appris de mes collègues danois par exemple. Pour nous, en France, dialogue social ça veut dire arnaque. Il faut d’abord faire grève pour instaurer les bonnes conditions du dialogue social. Pour eux, c’est très différent, donc ils tapent moins du poing sur la table. Au Parlement, les clivages se superposent. Parfois, on est plus d’accord avec nos collègues français de droite que nos partenaires d’Europe de l’Est. C’est le cas sur le travail détaché des chauffeurs routiers par exemple. Ces différences sont une richesse.