La majorité relative tourne en boucle sur ce sujet depuis samedi. A tel point que les trois présidents de groupe – Renaissance, Modem et Horizons – à l’Assemblée ont envoyé ce mardi 11 juillet une lettre à Yaël Braun-Pivet, la présidente de la chambre basse, pour demander officiellement des sanctions contre dix élus de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes), en surinterprétant une nouvelle fois le règlement de l’institution.
Leur courrier concerne la participation de députés de gauche à la manifestation organisée samedi à Paris par le collectif Adama Traoré, en hommage à la mort de ce dernier il y a sept ans, après son interpellation par des gendarmes, et pour dénoncer plus largement les violences policières après la mort de Nahel. Sauf que la préfecture de police de Paris avait interdit ce rassemblement et la marche initialement prévue dans le Val-d’Oise, comme depuis sept ans et la mort d’Adama Traoré, en raison, à ses yeux, de risque de troubles à l’ordre public.
«Il flotte un parfum rance»
Une interdiction qui a suscité la colère des organisateurs et n’a pas démotivé des élus de la Nupes d’y participer, en particulier des insoumis : la cheffe des députés Mathilde Panot, le président de la commission des finances de l’Assemblée, Eric Coquerel, ou encore la députée Rachel Keke. Mais aussi la députée écologiste Sandrine Rousseau.
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Dans le sillage de ses attaques répétées depuis des mois et des semaines, la macronie cible une nouvelle fois La France insoumise (LFI) depuis la manifestation de samedi. Objet de son courroux : les députés présents n’auraient pas réagi aux slogans hostiles à la police clamés place de la République, notamment «tout le monde déteste la police», selon le courrier signé d’Aurore Bergé, Jean-Paul Mattei et Laurent Marcangeli, les présidents des trois groupes. Qui poursuivent : «Nous ne saurions tolérer de tels agissements pour des représentants de la Nation. Pour ces raisons, nous demandons que le bureau de l’Assemblée nationale soit saisi de ces faits en vue d’une éventuelle sanction», avant de dresser la liste nominative des «députés présents».
Depuis la publication de la lettre, les parlementaires s’affrontent sur les réseaux. «La honte est sur les trois noms qui signent ce torchon antirépublicain. Pas sur les noms des députés antiracistes qui sont dénoncés juste au-dessus», assène le député LFI Antoine Léaument, parmi les personnes citées dans la lettre. Pour Benjamin Lucas (Génération·s), «il flotte un parfum rance sur le Palais-Bourbon, entre délation, appel à l’ordre et à la brutalité contre des élus de la Nation. C’est grave. Toutes proportions gardées, c’est historique». De son côté, l’élu Modem Bruno Millienne «ne peu[t] qu’approuver cette demande. Au bout d’un moment, ça suffit. L’écharpe tricolore n’est pas une serpillière».
Des «extrémistes» selon Darmanin
L’affrontement a repris de plus belle dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale ce mardi après-midi, lors des questions au gouvernement. Avec Gérald Darmanin encore une fois : «Les Français ont été extrêmement choqués que des parlementaires en écharpe puissent défiler au son de ‘‘tout le monde déteste la police’’. Ceux qui ont défilé […] ne déshonorent pas la police nationale, mais déshonorent leur mandat», a-t-il asséné. Le ministre de l’Intérieur, en pleine dans son «opération Matignon», a même fini par qualifier ces élus de la République «d’extrémistes qui crachent sur la tombe de policiers morts».
L’hommage du locataire de Beauvau aux forces de l’ordre décédées ces dernières années a été applaudi par la majorité, la droite et le Rassemblement national. Les élus socialistes, écologistes et communistes – qui n’étaient pas allés à la marche – se sont également levés, marquant leur différence avec les députés LFI restés vissés sur leurs sièges.
Les bases sur lesquelles la macronie appelle à sanctionner les dix députés de gauche semblent néanmoins cavalières. Les trois présidents de groupe s’appuient sur l’article 70 alinéa 2 du règlement de la chambre basse, qui stipule : «Peut faire l’objet de peines disciplinaires tout membre de l’Assemblée qui se livre à des manifestations troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse.» «Or ce rassemblement a été interdit pour ce même motif de risques de troubles à l’ordre public», disent les trois chefs de la majorité relative.
«L’article 70 concernait, jusqu’à cette législature, principalement voire exclusivement des actes ou des paroles réalisés au sein de l’Assemblée nationale.»
— Jean-François Kerléo, professeur d’université en droit public à Aix-Marseille
Sauf que l’invocation de cet article interroge les spécialistes. «J’ai beau retourner le texte dans tous les sens, l’article 70 et suivants ne paraissent pas s’appliquer en dehors de l’Assemblée nationale, estime sur Twitter Projet Arcadie, journaliste spécialisée sur le Parlement. Les troubles dont il est question doivent survenir au sein de l’Assemblée nationale.»
«Utilisation politique du règlement»
«Même si le bureau peut sanctionner au titre de l’article 70 des parlementaires en raison de leur comportement à l’extérieur de l’Assemblée, si les actes ont eu lieu en tant que parlementaire, cet article concernait, jusqu’à cette législature, principalement voire exclusivement des actes ou des paroles réalisés au sein de l’Assemblée nationale», analyse de son côté auprès de Libération, le professeur d’université en droit public à Aix-Marseille Jean-François Kerléo, auteur de Règlement de l’Assemblée nationale commenté. «A mon sens, il faut quand même maintenir un lien minimal entre l’exercice du mandat parlementaire et les comportements extérieurs à l’Assemblée», affirme le professeur en droit public.
Billet
Au final, selon Jean-François Kerléo, «ce courrier fait une utilisation politique du règlement». Mais à ses yeux, les arguments invoqués ne devraient pas être utilisés par le bureau de l’Assemblée pour sanctionner les élus Nupes, «car cela ouvrirait une porte qui n’a encore jamais été ouverte». Même raisonnement auprès de Libération du côté de Projet Arcadie : «C’est une instrumentalisation politique et partisane du règlement de l’Assemblée nationale, qui doit être un texte à utilisation ‘‘neutre’’.»
C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrive les présidents des quatre groupes de la Nupes (LFI, Les Ecologistes, groupe communiste et PS), qui ont publié dans l’après-midi un communiqué dans lequel ils disent apprendre «avec effarement la demande de sanction [qui] revêt un caractère inédit puisque l’acte incriminé est politique et a été exercé à l’extérieur de l’Assemblée nationale». Ils ajoutent : «Mais le pire est sans doute ce qu’il signifierait dans le pouvoir donné à une majorité de limiter l’exercice du mandat et la liberté d’expression d’un député de l’opposition.» Et la Nupes de demander à Braun-Pivet «de ne pas se prêter à cette nouvelle pression, qui marquerait une nouvelle atteinte aux droits de l’opposition et plus largement aux droits du Parlement».
Cette nouvelle interprétation extensive du droit parlementaire par la macronie s’explique «à la fois par la majorité qui n’est pas absolue, et par l’opposition, notamment le groupe LFI, qui se fait entendre de manière virulente», décrypte Jean-François Kerléo.
Comme en février, quand le député insoumis Thomas Portes avait été sanctionné – déjà au titre de l’article 70 – après avoir refusé d’effacer un tweet contenant une photo de lui, le pied sur un ballon à l’effigie du ministre Olivier Dussopt. «Vous cherchez les insoumis, vous allez les trouver», avait menacé Danièle Obono. Et Aurore Bergé, la cheffe des députés macronistes de rétorquer, manifestement prémonitoire : «Nous ne laisserons rien passer.» Quitte à malmener toujours plus le règlement de l’Assemblée.
Mise à jour à 17h55 : ajout du communiqué de la Nupes.