En amont de la manif parisienne, les opposants à la réforme des retraites ont aussi défilé dans de nombreuses villes ce samedi. Libération les a accompagnés à Nice, Toulouse et Rodez.
A Nice
«Rester à la maison, ça ne sert à rien»
Le samedi, la petite Meeriam n’a pas école. Sa maman Bentenbi lui propose une autre éducation : à 3 ans et demi, première manifestation aux côtés des nombreux autres opposants à la réforme des retraites réunis ce jour-là à Nice. «C’est une chance en France de pouvoir manifester. Je veux lui montrer qu’il ne faut pas hésiter, explique la mère. On a des droits.» Meeriam a enfilé une chasuble CFDT qui traîne jusqu’aux pieds. Elle tient deux ballons de baudruche. «Je lui ai expliqué la valeur travail. La retraite, ça viendra après.» Avant, Meeriam n’a pas pu venir : la maîtresse ne faisait pas grève. En fin de cortège, la sono dans les oreilles mais le calme dans les rangs, on retrouve aussi les ados Sherazade et Souleimane, «impressionnés par le monde». Leur maman Samira : «Je les ai invités à venir pour qu’ils voient l’engouement des gens. Rester à la maison ne sert à rien. La moyenne d’âge ici, c’est 50 ans. On se bat pour nos enfants.»
L'essentiel
Des nouvelles têtes partout. En semaine, difficile de s’absenter. Les étudiantes Louane et Lila ne veulent pas «rater les cours». Les profs Carole et Camille «mettre en péril [leurs] élèves de troisième». Quant à Marie (1), elle n’a pas le droit de grève. Magistrate, le samedi est son jour de repos : elle retrouve sa liberté de citoyenne. «J’attendais avec impatience que ça arrive ! Je reviendrai le samedi pour montrer que je ne partage pas ce choix de société. Est-ce qu’à 64 ans j’aurais encore l’envie, l’entrain, la capacité de travailler ? Même au-delà : je suis contente de voir que mes parents retraités voyagent, s’engagent dans des associations, s’occupent des petits-enfants.»
Les manifestants comptent. Ils évaluent la foule : 25 000 personnes selon la CGT à Nice, 5 500 selon la police. Ils jaugent leur bulletin de salaire. Chaque jour de grève en plus, c’est de la paye en moins. «Ça me coûte très cher, expose Sylvie, comptable. Je perds 92 euros à chaque fois. Il faut être conscient que tout le monde ne peut pas se le permettre, surtout avec l’inflation. Comment on fait à la fin du mois ? Ce n’est pas possible.» Mardi, elle «râlait» : elle a raté la manif, ayant dépassé les 200 euros de perte de salaire, enveloppe qu’elle s’était fixée. La sono crache la musique de Star Wars, les militants FO craquent les fumigènes. Leslie ne se cache pas. Elle a remis sa blouse blanche. Cette agente des services hospitaliers est en week-end, elle peut manifester : «C’est la première fois que je viens. D’habitude, à chaque fois que je veux faire grève, je perds 75 euros. Et surtout, je suis réquisitionnée.» Leslie a été opérée du dos deux fois. Son quotidien au travail, c’est «le ménage, le brancardage, la manutention de patients». Elle dit : «Je n’ai pas l’habitude de me plaindre. Mais là, faut pas pousser. J’ai commencé à 16 ans, j’en ai 44. J’ai déjà travaillé vingt-quatre ans.» D’habitude, le samedi pour Sylvie, c’est jardinage. Pour Leslie, c’est du temps en famille. Aujourd’hui, elles ont défendu leurs droits.
(1) Le prénom a été modifié.
A Toulouse
Cortège fourni et ambiance bon enfant
Elle n’est pas fatiguée. Geneviève, 62 ans, partage une assiette de tapas en terrasse avec des amis après avoir défilé toute la matinée dans les rues de Toulouse. «L’avantage avec Macron, c’est qu’on ne s’ennuie pas», plaisante cette ancienne cadre du privé qui a pris sa retraite il y a tout juste deux mois. Elle a ajouté un nouveau message à sa pancarte depuis la première marche du 19 janvier. Au bout de son manche à balai, elle dit cette fois au président de la République qu’il serait «plus urgent» de s’occuper du climat que des retraites.
Comme Geneviève, de très nombreux toulousains se sont offert un immense paséo à l’espagnole sous le soleil, en famille ou entre amis. Quand la manif déboule à son terminus dans le quartier Saint-Cyprien, sur la rive gauche de la Garonne, la queue de cortège piétine encore devant la statue de Jeanne d’Arc et les étals du marché de Cristal, 3,4 kilomètres en amont. L’intersyndicale revendique 100 000 manifestants quand la police n’en a compté que 30 000.
Reportage
Le cortège toulousain était assurément plus fourni encore que pour le premier acte de janvier. Le pari des organisateurs de défiler un samedi est une double réussite. Quantitativement, mais aussi qualitativement. Les manifestants ont défilé dans une ambiance familiale et bon enfant, sans les déluges de décibels des camions sono qui servent parfois à masquer une motivation faiblissante. Beaucoup de familles sont venues avec leurs enfants. Les forces de l’ordre se sont faites discrètes, restant en retrait tout au long du parcours. La poignée de gilets jaunes qui s’était portée en tête du cortège au démarrage, entraînant derrière eux quelques centaines de badauds sortant de la station de métro, a subitement stoppé son élan au rond-point Arnaud-Bernard. «Et Bernard Arnault, il est où ?» glisse un manifestant rigolard.
Des étudiants encadrés par des jeunes de Révolution permanente s’époumonent contre «les flics et les fachos», des féministes réclament «la fin du capitalisme et du patriarcat». Chacun revendique bien au-delà de la seule question de la réforme des retraites. Venu en covoiturage de Colomiers, la ville de banlieue qui abrite les usines d’Airbus, Steeve défile avec trois autres compères en gilets fluo orange contre la ZFE (zone à faible émission, interdite aux véhicules les plus polluants), rebaptisée «zone de forte exclusion». Arrivé à Toulouse il y a trois ans, ce Martiniquais globe-trotter confie qu’il manifestait déjà à Fort-de-France avant le confinement avec les gilets jaunes.
Les terrasses des cafés se remplissent et les queues s’allongent à l’heure du déjeuner pour acheter des sandwiches et des plats à emporter. Geneviève et ses amis ont réussi à décrocher le dernier plat de tapas servi par le Bar basque, une institution de la place Saint-Pierre qui se prépare déjà à recevoir les spectateurs du match de rugby France-Irlande. La néo-retraitée a déjà coché la date du 7 mars sur son agenda pour manifester de nouveau.
A Rodez
«Travailler moins pour mieux vivre»
Du ska, du rock, du punk et du monde «comme on n’en a jamais vu de mémoire d’Aveyronnais». Avec 22 500 manifestants selon l’intersyndicale – 8 000 selon la police, 15 000 pour la presse locale – c’est, pour David Gistau, secrétaire de la CGT de l’Aveyron, «la plus importante mobilisation jamais organisée dans le cadre d’un mouvement social à Rodez». Après des premières manifestations déjà bien fournies les 19 et 31 janvier, ce quatrième acte rouergat a pris une tonalité plus ferme, mais aussi festive, dansante, avec la présence remarquée des tracteurs des agriculteurs de la Confédération paysanne.
Dans un coin où les rassemblements sont souvent très grisonnants et moustachus, ce sont les femmes de tous âges qui étaient présentes dans la rue. Au micro, Myriam Dequéant, responsable départementale de l’Unsa, le martèle : «Est-ce une réforme pour les femmes ? Certainement pas. Les inégalités salariales et de carrière conduisent trop souvent à des carrières hachées et des retraites amputées. Sans compter la décote.» Joëlle en sait quelque chose. A 68 ans, elle ne «veut pas simuler sa retraite, mais en jouir», clame sa pancarte. Partie à 62 ans pour invalidité, «il me faut encore aller garder des plus vieilles que moi pour vivre», sa retraite de 1 000 euros étant insuffisante dans «[son] HLM mal isolé aux charges trop élevées». Cette loi «terriblement injuste» est pour elle un «problème de caste» pour des réformateurs «incapables de comprendre que c’est impossible de travailler sur les chantiers ou même dans l’enseignement jusqu’à 64 ans».
Est-ce un écho à la «bordélisation» des travaux parlementaires ? Plusieurs pancartes faisaient en tout cas référence à la tirade du député LFI François Ruffin adressée au gouvernement : «Vous faites pitié». «C’est parfait pour une manif, lance Véronique, 38 ans. Je ne pense pas que les gens doivent se tuer au boulot.» Dans le bureau d’étude en acoustique où elle travaille depuis Rodez, elle a choisi «de travailler moins pour mieux vivre» et négocié un emploi à 80 %. Une chance dont elle est consciente : «D’autres ne le peuvent pas et c’est pour eux et elles qu’on se bat.» Plus loin dans le cortège, Mathilde, 30 ans, rappelle l’évidence : «Pas de retraite sans planète». Nouvelle venue en manif, cette ancienne du marketing reconvertie dans l’associatif «ne sait pas si la planète sera encore vivable dans trente ans, quand ce sera l’heure de [sa] retraite». Alors que l’Occitanie est toujours au seuil des alertes sécheresse faute de pluie hivernale, elle ne comprend pas que «face à l’urgence, la première chose que fait le gouvernement c’est une réforme non essentielle et pour laquelle d’autres solutions sont possibles».
Plus offensive, Sylvie, maître-nageuse retraitée de 63 ans, est venue du nord-Aveyron avec son mari et son petit-fils. «Quand j’ai arrêté, je n’en pouvais plus», dit-elle, usée notamment de ne plus pouvoir correctement apprendre à nager aux enfants et de devoir «travailler jusqu’à 22 heures pour l’aquagym de quelques rombières». Sa sœur, aide-ménagère, a même été «obligée d’aller jusqu’à 67 ans» pour avoir la carrière complète. «Six mois après, elle est en morceaux», s’indigne Sylvie. Alors pour que les autres aussi aient «cette chance incroyable» d’avoir une retraite, la seule solution pour elle est claire : «qu’on aille dans la rue et qu’on fasse tout péter».