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Interview

«Ne pas exclure quelque chose, ce n’est pas le faire» : une rhétoricienne décrypte la formule alambiquée d’Emmanuel Macron

A plusieurs reprises, le chef de l’Etat a souligné la différence sémantique entre «ne pas exclure» et «faire», en lien avec l’envoi de troupes en Ukraine. Selon Luce Albert, spécialiste de l’art oratoire, cette posture est plus fine rhétoriquement qu’elle n’y paraît.
Emmanuel Macron face à Anne-Sophie Lapix et Gilles Bouleau, jeudi soir. (Ludovic Marin/AFP)
publié le 16 mars 2024 à 11h27

«Vous êtes assis devant moi. Est-ce que vous êtes debout ? Non. Est-ce que vous excluez de vous lever ? Bien sûr vous n’allez pas l’exclure.» La formule tenue par Emmanuel Macron lors de son interview sur TF1 et France 2, jeudi 14 mars au soir, en a fait tiquer plus d’un. Le Président évoque ici la possibilité d’envoyer des troupes françaises en Ukraine pour répondre à Vladimir Poutine. «Ne pas exclure quelque chose, ce n’est pas le faire», avait-il déjà affirmé il y a une semaine, lors d’un échange en marge de la cérémonie de scellement de l’IVG dans la Constitution. Enième enfumage ? Pour Luce Albert, spécialiste de la rhétorique à l’université d’Angers, la formule d’Emmanuel Macron permet au contraire au chef de l’Etat de nuancer une position politique et diplomatique délicate, tout en créant une «force de dissuasion» face à Vladimir Poutine. Et, au-delà, d’entretenir l’image d’un président ferme et assuré.

Quelle est la figure rhétorique utilisée par Emmanuel Macron ?

Je dirais que cette formule mélange plusieurs figures de raisonnement. Elle vise à attirer l’attention sur deux mots : «ne pas exclure» et «faire». En mettant en parallèle une formule négative et une formule positive, il souligne qu’ils ne sont pas égaux. Lexicalement parlant, «je peux le faire» ne signifie pas «je vais le faire» : il joue sur cette nuance. Il s’agit probablement d’une forme de mise en garde, sur le fait qu’il peut agir selon l’évolution des événements et les actions de la Russie. Ce n’est pas annoncer un envoi de troupes mais plutôt suspendre son geste et prévenir que c’est possible.

En termes de rhétorique, son raisonnement se tient, on n’est pas dans l’enfumage. Son erreur oratoire se situe surtout dans son analogie un peu bancale avec les journalistes, en leur signifiant qu’ils sont assis et peuvent se lever mais ne vont pas forcément le faire… alors que, de fait, ils vont être bel et bien amenés à se lever. On n’est pas dans la suspension de geste qu’appelait sa formule.

Qu’a-t-il recherché en l’utilisant ?

La finesse de cette formulation est diplomatique, stratégique. On n’est pas habitués à ce type de discours sur la scène politique actuelle : la parole qu’on entend est souvent très clivante. Ici, à l’inverse, Emmanuel Macron apporte de la nuance. Ne serait-ce que pour nous alerter qu’il est question de déclaration éminemment politique et sensible, et qu’il faudrait éviter des positions trop tranchées puisque la réponse russe pourrait s’avérer problématique. S’il annonce l’envoi de troupes, ou s’il rétropédale, c’est politiquement compliqué dans les deux cas.

En un sens, on peut reconnaître que le chef de l’Etat essaie de tenir un juste milieu. Il laisse la liberté à l’autre de décider ce qu’il va faire, tout en le prévenant que, selon ses choix, lui agira ou non. Cette nuance lui donne une force de dissuasion, lui permet aussi de préparer l’opinion publique. Et le positionne en leader diplomatique.

Quel effet cette position crée-t-elle ?

Tout ce que dit Macron, à travers cette formule et dans le reste de son discours, sert à poser un ethos d’orateur fort. En rhétorique, l’ethos décrit quel type d’orateur vous êtes et quelles sont vos valeurs. Ici, il veut afficher des valeurs fortes, et affirmer qu’il ne laissera pas n’importe quoi se faire sur le sol européen. Il aurait pu rétropédaler, mais il persiste et signe.

On retrouve cette idée dans tout le champ lexical de son intervention – «nos armées sont opérationnelles», «j’assurerai la sécurité», «fin de l’insouciance»… Il polarise son discours avec d’un côté «les forts» et de l’autre les «naïfs». Lui se présente comme le président qui a de la volonté, décide, assume. Il essaie à la fois d’avoir une position nette, assurée, pour rassurer l’opinion publique, et en même temps de nuancer pour garder cette force de dissuasion. Les élections européennes approchant, il y a certainement l’idée de poser l’image d’un parti droit dans ses bottes, décidé, qui connaît sa force et entend impressionner l’ennemi.