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Récit

Réforme des retraites : de l’Elysée à l’Assemblée, un jour sans frein

Les doutes planant sur l’issue du vote au Palais-Bourbon ont contraint l’exécutif à utiliser à nouveau l’article 49.3, mettant en ébullition les opposants au projet dans l’hémicycle. Retour sur une folle journée parlementaire.
Le 16 mars à l'Assemblée nationale, Elisabeth Borne engage le 49.3 pour la 11e fois, sous la bronca du député. (Denis Allard/Libération)
publié le 16 mars 2023 à 20h36

Tout ça pour ça. Après avoir répété sur tous les tons qu’une «majorité existe» pour adopter sa réforme des retraites, l’exécutif a choisi d’en passer par l’article 49.3 de la Constitution pour faire adopter sans vote le projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale, qui contient notamment le report de l’âge légal à 64 ans. Retour sur une journée marquante où aura été utilisé, pour la centième fois sous la Ve République, l’impopulaire 49.3.

8 h 30 : Café à l’Elysée avec les chefs de la majorité

Le chef de l’Etat s’est couché en faisant savoir qu’il «souhaite» un vote à l’Assemblée nationale sur la réforme des retraites, et en agitant la menace de «dissolution» en cas d’échec. Emmanuel Macron se lève, ce jeudi, pour recompter les voix manquantes et éviter un crash politique. Il reçoit à petit-déjeuner les «chefs» d’une majorité qui n’en est plus une. Y compris Edouard Philippe, au téléphone depuis… l’Inde. Au même moment, le patron des sénateurs Les Républicains, Bruno Retailleau, ajoute du doute au doute, évoquant «un vote très, très, très risqué» : «On est entre 30 et 35 [députés LR] pour et une vingtaine contre. C’est du quitte ou double.» Les décomptes matinaux font état de moins de dix voix d’avance en faveur du texte. La ligne reste «d’aller au vote».

10 h 45 : Première étape franchie pour le gouvernement

Le Sénat adopte, comme attendu, le texte issu de la commission mixte paritaire (CMP). La droite remplit au moins cette part du contrat : 193 voix contre 114. Une majorité large mais les alertes sont déjà là. Le camp du «non» enregistre deux voix supplémentaires par rapport à samedi. 6 élus LR votent contre, 19 s’abstiennent. Chez les centristes, également membres de la majorité sénatoriale, 6 s’opposent au texte et 13 refusent de prendre part au vote. Tout comme la sénatrice macroniste Marie-Laure Phinera-Horth…

12 h 02 : Premier tête-à-tête Macron-Borne

Au Quai d’Orsay pour annoncer une hausse des budgets de la diplomatie française, Macron se permet une allusion à cette réforme des retraites : «La seule journée d’aujourd’hui permet de montrer que faire des économies intelligentes […] n’est pas un mouvement spontané ni de la Nation, ni des administrations, et suppose des choix que j’assume.» Pendant ce temps, les forces de l’ordre lèvent le blocage des éboueurs à l’entrée du dépôt de l’entreprise de nettoyage Pizzorno, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Peu avant 14 heures, l’information commence à se répandre : incertaine d’avoir une majorité, la Première ministre pencherait désormais pour un 49.3.

14 h 11 : Ultime arbitrage

La berline de la Première ministre s’engouffre dans la cour de l’Elysée. Au menu : second tête-à-tête entre Borne et Macron, suivi d’une dernière réunion avec les dirigeants de la majorité. Une demi-heure plus tard, à quinze minutes de la reprise des débats à l’Assemblée, l’arbitrage est communiqué : un conseil des ministres est convoqué en urgence pour déclencher l’article 49.3 de la Constitution, qui permet l’adoption sans vote d’un texte. «Parmi vous tous, je ne suis pas celui qui risque sa place ou son siège, dit Macron à ses ministres selon le récit qui en est fait par des participants. Mais je considère qu’en l’état, les risques financiers, économiques sont trop grands […] On ne peut pas jouer avec l’avenir du pays.» Salle des Quatre-Colonnes à l’Assemblée, les députés d’opposition condamnent un «déni de démocratie». «Le Parlement est bafoué, c’est une honte pour la démocratie», s’insurge le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, pour qui «ce gouvernement n’est pas digne de la République».

15 heures : L’Assemblée en surchauffe

Faux départ : la présidente de l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet, ouvre… et suspend immédiatement la séance. En route depuis l’Elysée, les ministres ne sont pas encore présents dans l’hémicycle. Huées des oppositions pendant que le cortège ministériel passe le porche du 126, rue de l’Université. Quand Borne pénètre dans l’hémicycle et prend le chemin de la tribune, les députés de La France insoumise (LFI) se lèvent, brandissent chacun une feuille portant l’inscription «64 ans c’est non» et entonnent la Marseillaise. Suspension de séance.

15 h 13 : Borne au micro

S’efforçant de surmonter le tapage – Marseillaise en série pour les insoumis, appels à la «démission» du côté de l’extrême droite –, Borne cite son prédécesseur Michel Rocard en 1990 : «Dans un scrutin où chacun voterait selon sa conscience, permettez-moi de dire que je suis sûr que ces dispositions réuniraient une majorité, peut-être même une large majorité.» Des mots qu’elle reprend à son compte : «Si chacun votait selon sa conscience, et en cohérence avec ses prises de position passées, nous n’en serions pas là cet après-midi», tance la Première ministre. C’est un coup pour les LR, incapables ou peu désireux de faire adopter une réforme qu’ils ont longtemps défendue. Suit un coup pour la gauche, quand Borne évoque «le comportement de ceux qui ont tout fait pour bloquer le débat». Un coup enfin pour le Rassemblement national, «tapi dans l’ombre tout au long des débats». La Marseillaise continue de retentir depuis les bancs insoumis. Borne en termine : «L’incertitude plane, à quelques voix près. On ne peut pas prendre le risque de voir 175 heures de débat parlementaire s’effondrer.» Et la Première ministre d’officialiser le recours au 49.3, sans douter du dépôt à venir «d’une ou plusieurs motions de censure» visant à renverser le gouvernement : ainsi, conclut-elle, c’est «la démocratie parlementaire qui aura le dernier mot».

16 heures : Oppositions en ébullition

«On vit une séquence totalement délirante», réagit le socialiste Arthur Delaporte à l’extérieur de l’hémicycle. Le député du Calvados estime que Borne n’a plus sa place à Matignon : «Il va falloir que le général songe à se séparer de son adjudant-chef pour prendre un nouveau départ.» «Borne s’est bagarrée, défend un député Renaissance. Le contexte était difficile. Personne ne pourra lui reprocher sa combativité. Après, est-ce que c’était un scénario impossible, est-ce c’est de sa faute…» Dans le camp présidentiel, on pointe déjà le coupable : LR. «Ils ont eu le beurre et l’argent du beurre, poursuit ce député. Mais j’ai du mal à croire qu’ils voteront une motion de censure.» De l’autre côté de la Seine, en soutien à des manifestants qui se rassemblent place de la Concorde, Jean-Luc Mélenchon pointe l’«effondrement physique de la minorité présidentielle». «Macron a voulu faire croire qu’il avait majorité mais ce n’est pas le cas. Il a perdu», dit-il à des journalistes plus tard dans un café. L’ex-député veut y aller «pas à pas, au jour le jour, on joue chaque étape comme si on allait gagner». D’une part avec une motion de censure qu’il veut la plus large possible : même en cas d’échec, «plus l’écart sera serré, plus on marquera le coup».

17 heures : Les LR mine de rien

Dans un communiqué culotté, LR fait du 49.3 «l’échec du gouvernement»… sans un mot sur les atermoiements de la droite, qui en ont imposé l’usage. Ce dénouement est un coup cinglant pour le président du parti, Eric Ciotti, manifestement sans prise sur une bonne partie de ses troupes. Dans leur propre communiqué, les députés Renaissance condamnent en retour «l’incohérence et l’irresponsabilité» des LR. «C’était une réforme LR», mais «la moitié des députés LR n’appartient plus à un parti de gouvernement et sont devenus populistes», estime l’ancien ministre de Nicolas Sarkozy Eric Woerth, désormais député macroniste. Et la droite n’est pas au bout de ses querelles. «Les Républicains ne s’associeront et ne voteront aucune motion de censure», assure Ciotti… contredit par au moins deux députés LR, Aurélien Pradié et Maxime Minot, qui n’excluent pas de soutenir un tel texte. Pourquoi pas celle du groupe attrape-tout Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires), qui pourrait réunir les oppositions. Droite comprise.

20 h 15 : Borne et le «chaos»

Invitée du 20 heures de TF1, la Première ministre insiste sur le fait qu’elle engage la responsabilité de son gouvernement, non pas sur le texte initial de l’exécutif mais sur le «compromis» issu des discussions au Parlement. «Très choquée» par les huées des oppositions, elle dénonce ceux qui «veulent le chaos, à l’Assemblée et dans la rue». «Le chaos, le désordre, insiste -t-elle, ce sont les Français modestes qui en paient les conséquences.» Sans aucun regret.