«En fait, vous êtes très prévisibles.» Jeudi soir, dans l’hémicycle du Sénat, la présidente du groupe communiste, Eliane Assassi, demande la parole. Quelques dizaines de minutes plus tôt, Olivier Dussopt, le ministre du Travail, a annoncé l’utilisation de l’article 44 alinéa 2 de la Constitution pour accélérer les débats en faisant sauter plusieurs amendements déposés par la gauche. Alors, forcément agacée, l’élue de Seine-Saint-Denis n’épargne pas le gouvernement. «Ce que vous faites ce soir est, pour nous, un signe de faiblesse politique et de fébrilité, grince-t-elle. Et pourquoi pas demain l’article 44-3 ?», interroge-t-elle.
Le gouvernement ne s’est effectivement pas privé de recourir à ce nouvel outil. Ce vendredi, alors que les sénateurs poursuivaient l’examen de l’article 9 de la controversée réforme des retraites du gouvernement, Olivier Dussopt a déclenché l’article 44-3 de la Constitution. Celui qui l’autorise à demander au Sénat de «se [prononcer] par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion, en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement». Terminé, donc, les votes sur chacun des nombreux amendements déposés par les forces de gauche. Les élus de la Chambre haute du Parlement ne se prononceront qu’une seule fois à la fin de l’examen du projet de loi. Pour dire si, oui ou non, ils valident l’ensemble du texte, y compris les articles 9 à 20 sur lesquels ils n’avaient pas pu encore s’exprimer vendredi en fin de journée.
«Coup d’Etat»
Face à ce qu’elle qualifie de «coup de force», la gauche enrage. Et le fait savoir dans une série de rappels au règlement. «Les Français doivent savoir que c’est un coup d’Etat que vous venez de déclencher ici au Sénat. Vous allez tristement marquer l’histoire», lance la sénatrice PS Sabine Van Heghe à un Dussopt impassible. «Après l’obstruction silencieuse, vous avez utilisé l’obstruction réglementaire. Vous êtes allé chercher ce bouquin au fin fond d’une armoire poussiéreuse», dénonce le communiste Fabien Gay. Après avoir laissé la gauche parler, le ministre du Travail minimise le côté explosif de son utilisation du «vote bloqué». «J’ai entendu “coup de force”, “bâillon”, “censure”, “régime illibéral”, “coup d’Etat”… Je crois que ce n’est pas adéquat quand on met en œuvre une procédure prévue par la Constitution», explique-t-il rappelant qu’en 2013, le socialiste Michel Sapin, alors ministre du Travail, a déclenché le même article sur le projet de loi sur la sécurisation de l’emploi. Le patron du groupe LR, Bruno Retailleau, rejette, lui, la faute sur la gauche : «La cause, c’est vous, c’est votre obstruction», déclame-t-il.
Récit
Après l’indignation, voilà la gauche contrainte de réagir. «Il faut qu’on se réorganise, qu’on regarde ce que l’on fait concernant les prises de paroles, etc.», souffle le socialiste Rémi Cardon dans les couloirs du palais du Luxembourg. Car si aucun des amendements des écologistes, socialistes et communistes n’a été conservé par le gouvernement pour le vote final, leurs auteurs gardent le droit de les défendre dans l’hémicycle. «C’est un débat sans intérêt car l’on ne peut plus discuter avec le rapporteur ou le gouvernement, mais on doit faire le travail jusqu’au bout en présentant tous nos amendements, cela permet au moins de dire des choses sur leur réforme», estime le communiste Pierre Ouzoulias. Une stratégie validée lors de la pause déjeuner par les trois groupes de gauche dans une réunion commune.
Empêcher le vote final
«Nous allons continuer à siéger, nous n’abandonnerons pas les Français», confirme le patron du groupe socialiste, Patrick Kanner, avant la reprise des débats de l’après-midi. C’est qu’après avoir tout fait pour empêcher que l’article 7 ne soit voté avant la mobilisation du 7 mars, la gauche veut désormais tenter d’empêcher le vote du projet de loi avant la clôture des débats prévue dimanche à minuit. Une façon de ne pas donner une légitimité parlementaire au texte gouvernemental, que l’Assemblée n’avait déjà pas eu le temps d’adopter. «On utilisera tous les moyens qui sont à notre disposition», assure l’écologiste Guillaume Gontard. A savoir, les présentations d’amendements donc, et les rappels au règlement qui permettent de grappiller un peu de temps. Même si «le chemin n’est pas simple», reconnaît la communiste Eliane Assassi.
Chose promise, chose due. Dès la reprise de séance de l’après-midi, les sénateurs de gauche multiplient les prises de parole pour du beurre. Pendant ce temps-là, dans les rangs clairsemés de la droite sénatoriale, on patiente en silence. Un bon résumé du week-end à venir finalement. Car plus de 900 amendements restent à examiner avant le vote final. Ou plutôt, désormais, à être présentés.