Quelle meilleure manière d’inaugurer une année que par un débat sur les retraites ? 2023 avait démarré dans la joie et la bonne humeur avec la présentation d’une réforme par la Première ministre de l’époque, Elisabeth Borne. Age légal porté progressivement à 64 ans, accélération de la réforme Touraine faisant passer à 43 le nombre d’annuités nécessaires pour partir à taux plein… Sévère, le recul social était à peine compensé par une revalorisation des petites pensions et quelques menues mesures pour les carrières longues et la pénibilité. Le texte fut si mal adopté (par un recours au 49.3 esquivant le vote des députés) et si massivement contesté (par le plus grand mouvement social des dernières décennies) qu’il n’est sans doute pas incongru de voir dans cet épisode l’une des matrices de la crise politique ouverte par la dissolution du 9 juin.
Aussi, rien d’étonnant à ce que cette même réforme demeure, en ce début d’année 2025, l’un des points cruciaux du débat politique. Et un facteur déterminant de l’avenir du gouvernement de François Bayrou, qui cherche à échapper au même destin que son prédécesseur, Michel Barnier. En quête de stabilité vis-à-vis de l’Assemblée, le Premier ministre doit gérer de multiples tiraillements : comment, d’une part, et comme il l’a dit dès sa nomination, «reprendre» l’ouvrage tout en conservant le soutien des partis de sa coalition, Renaissance, LR, Horizons en tête, qui tiennent aux 64 ans et à préserver les effets financiers de la réforme – lesquels devraient par ailleurs s’avérer insuffisants pour rétablir l’équilibre des régimes ? Mais comment, d’autre part et comme il l’a aussi dit, le faire sans «suspendre» sa mise en œuvre, alors que c’est une demande centrale des partis de gauche et notamment du Parti socialiste, dont il cherche à obtenir la clémence ? Or il va falloir arbitrer les grands principes rapidement : si le Premier ministre envisage «six mois» de discussions entre acteurs sociaux et partis politiques pour retravailler la réforme de 2023, il devra convaincre une majorité de l’hémicycle dès son discours de politique générale le mardi 14 janvier. Car une motion de censure pourrait être aussitôt déposée par La France insoumise et votée deux jours plus tard.
«L’éléphant au milieu de la pièce»
Les signaux émanant des différents échanges gouvernementaux avec les acteurs sociaux et les partis ne permettent pas, à ce stade, d’y voir très clair. A Matignon, où il les reçoit jusqu’à lundi, le Premier ministre se contente à ce stade d’écouter les représentants patronaux et syndicaux. Premier reçu mardi matin, Patrick Martin, le président du Medef, a dit son organisation «prêt[e] à [se] prêter à une discussion sur l’aménagement de la dernière réforme», mais il souhaite que ce soit l’occasion de parler de deux marottes patronales, la «capitalisation» et le «transfert d’une partie de la fiscalité» pour financer les pensions, avec en toile de fond l’idée d’une «TVA sociale» (deux sujets inconcevables pour les syndicats). Patrick Martin estime aussi que «ces travaux ne doivent pas édulcorer le rendement financier de cette réforme», et que «si les entreprises doivent contribuer à remodeler la réforme, il ne faut pas qu’elles soient assommées d’impôts, de charges sociales, de contraintes».
De quoi restreindre fortement les échanges, au moment où la CFDT souhaite justement remettre sur la table la question des exonérations de cotisations. Car ces dispositifs d’abaissement du «coût du travail» dont bénéficient toutes les entreprises représentent plus de 70 milliards d’euros de manque à gagner chaque année pour la protection sociale, compensés par de l’impôt. Le gouvernement de Michel Barnier ambitionnait, dans son budget 2025, de réviser le système pour générer 4 milliards d’euros de recettes (en net), mais après d’ardents débats avec les macronistes au sein de son «socle commun», le texte finalement adopté en commission mixte paritaire prévoyait un rendement réduit à 1,6 milliard d’euros. Les socialistes plaidant pour revenir à la copie initiale, ou a minima au texte issu du Sénat, qui générait 3 milliards d’euros nets.
Mais ces discussions apparaissent secondaires face à ce que Marylise Léon, la numéro 1 de la CFDT, appelle «l’éléphant au milieu de la pièce», à savoir les 64 ans. De son échange avec François Bayrou, elle a conclu que le Premier ministre n’a «aucun tabou» sur le sujet, comme il l’avait déjà suggéré sur BFM TV fin décembre. Son homologue de la CGT, Sophie Binet, a rapporté que Bayrou n’avait pas, lors de leur échange mercredi soir, posé de veto à l’idée d’une «suspension» de la réforme, le chef du gouvernement se contentant de souligner que nombre de ses interlocuteurs le lui demandaient. Quant à Frédéric Souillot, le numéro 1 de FO, il pense qu’«on va enfin discuter retraites en prenant les choses par le bon bout».
Remise à plat
Serait-il alors envisageable, a minima, que le gouvernement gèle l’application progressive du report de l’âge légal et de l’accélération de l’allongement de cotisation ? Soucieux de ne pas perturber leurs négociations, les socialistes, qui estiment qu’une telle mesure coûterait 2 milliards d’euros en 2025, une somme tout à fait absorbable selon eux, ne précisent pas ce stade à quelle(s) concession(s) le gouvernement se montre prêt, mais semblent croire qu’un terrain d’entente pourrait être trouvé. Ne serait-ce que le temps de la négociation – «six mois» –, comme l’a suggéré le chef des sénateurs socialistes, Patrick Kanner, vendredi, semant le trouble à gauche. D’un point de vue politique, ce serait une indéniable victoire. D’un point de vue législatif et opérationnel, ce serait acrobatique : les délais de traitement de l’assurance vieillesse, d’au moins 6 mois justement, ne permettent pas de garantir que les natifs de la génération 1963 et après, concernés cette année par le nouvel âge légal (62 ans et neuf mois) et l’obligation de cotiser 170 trimestres, puissent en bénéficier. Ce qui, le cas échéant, leur permettrait théoriquement de partir dès le 1er juillet, au lieu du 1er octobre.
La question est aussi de savoir quelle marge de manœuvre réelle sera laissée à la discussion qui doit débuter dans les prochaines semaines. Avant toute chose, il faudra que tous les protagonistes – gouvernement, partis, acteurs sociaux – partagent un même diagnostic financier. Dans l’hypothèse où l’on ne toucherait pas à la réforme en vigueur, le conseil d’orientation des retraites (COR) prévoit dans son dernier scénario central un déficit de 0,4 % du PIB en 2030. Mais lorsqu’il était haut-commissaire au Plan, François Bayrou défendait une autre lecture, selon laquelle il y aurait un «déficit caché» de l’ordre de 30 à 40 milliards d’euros par an, en raison du poids des retraites des fonctionnaires, car l’Etat «surcotise» pour assurer le versement des pensions de ses anciens agents. Cette vision est contestée par l’actuel président du COR, Gilbert Cette, qui rappelait aux Echos lundi que «cette situation s’explique principalement par la maîtrise des effectifs et la modération des rémunérations des fonctionnaires». «On voit bien que c’est un sujet sur lequel il va falloir créer une zone d’affrontement», a constaté François Hommeril, le président de la CFE-CGC, qui contredit lui aussi la lecture du Premier ministre, à l’issue de son entretien à Matignon.
Il est au moins un point sur lequel de nombreux interlocuteurs pourraient s’entendre : plutôt que des ajustements paramétriques réguliers, le système nécessiterait une remise à plat. Aussi bien François Bayrou que le président de la CFTC, Cyril Chabanier rêvent à voix haute d’un système universel à points, tel que prôné dans la réforme qui avait été âprement discutée en 2019. Mais un tel bouleversement, outre qu’il nécessiterait des années de chantier, ne fait pas l’unanimité au sein des syndicats. Frédéric Souillot a indiqué avoir «expliqué à François Bayrou que nous serions toujours opposés à la retraite par points».