INTOX. Non et non, Gérard Filoche ne croit pas au vote Front national des ouvriers. Pour justifier son incrédulité, il sort un chiffre clé : 70% des salariés (ou travailleurs ou ouvriers, selon ses déclarations) votent à gauche. Ce nombre a beau ne reposer sur rien, ça ne l'empêche pas de le ressortir à plusieurs reprises. Par exemple sur France Info lundi matin : «Marine Le Pen fait 30% des voix mais de 50% (de suffrages exprimés), et ensuite ça ne fait plus que 15%. […] Je vous dis que 70% des travailleurs, comme on dit, c'est-à-dire de ceux qui sont salariés, qui n'ont que leur force de travail à vendre, et bien 70% de ces gens-là votent à gauche.» Et insiste : «La classe ouvrière, je viens de vous le dire, c'est-à-dire le salariat, à 70% vote à gauche.»
Sur BFMTV mardi matin, rebelote. Apolline de Malherbe l'interroge sur les 43% d'ouvriers qui ont voté FN aux dernières régionales. Et Filoche de ressortir l'argument des 70% pour expliquer que les 43% n'ont pas de sens : «Je ne suis pas d'accord avec ce chiffre. C'est un chiffre qui est donné sur des voix exprimées et vous excluez les abstentions. […] En vérité, 70% des ouvriers et des salariés de façon générale votent à gauche. Mais depuis que Hollande ne fait pas une politique de gauche, cette partie-là s'abstient. Donc, après, vos chiffres ils sont sur la partie qui se mobilise. […] La majorité qui est consciente aujourd'hui, elle est passée d'un vote à gauche qui était absolument massif il y a cinq ans à une abstention.»
DÉSINTOX. Affirmer aujourd'hui que 70% des salariés votent à gauche relève de la méthode Coué. Car comme l'indique Apolline de Malherbe, les derniers scrutins ont marqué un vote massif des ouvriers pour le Front national et une défiance pour la politique menée par Hollande.
Un sondage Ipsos sur la «sociologie des électorats» mené avant le premier tour des régionales de 2015 révélait en effet que 43% des ouvriers et 36% des employés (tous ceux que Filoche appelle «salariés») s'apprêtaient à voter FN. Et ils étaient seulement 20% à choisir le PS. Au total, la gauche n'attirait que 32% des ouvriers.
Filoche n'en disconvient pas, mais y oppose un argument : c'est parce que François Hollande, avec sa politique, a fait fuir un électorat qui votait massivement à gauche, qui s'abstient désormais. Un argument qui ne tient guère debout.
Regardons la présidentielle de 2012, d'avant la déception du mandat Hollande, donc, et pour laquelle Filoche suggère que le vote populaire à gauche y fut «absolument massif». Si l'on se réfère aux sondages et qu'additionne toutes les voix de la gauche (de Lutte ouvrière à EELV) au premier tour, on arrive en fait à 40% du vote ouvrier pour la gauche, et à 45% du vote employé (27% et 28% pour Hollande). Et n'en déplaise à Gérard Filoche, 29% des ouvriers avaient déjà opté pour Marine Le Pen (21% des employés). Au second tour, 56% des salariés choisissent François Hollande selon un sondage Ipsos mené à la veille des élections. Si l'on regarde de plus près cette catégorie, ce sont 56% des employés et 58% des ouvriers qui ont voté à gauche. Bref, même au deuxième tour où il faut départager seulement deux candidats, on est encore loin des 70% invoqués par le candidat à la primaire de la gauche.
En fait, il faut remonter très loin dans le temps pour trouver une adhésion massive de la classe ouvrière à la gauche… Une étude de la fondation Jean-Jaurès sur le vote ouvrier, publiée en 2013, revient sur le vote de cette catégorie sociale. Il y a bien eu une époque où 70% des ouvriers votaient à gauche : c'était dans les années… 70. En 1968, en 1973 et en 1978, 58%, 68% et près de 69% des ouvriers votent à gauche pour les législatives. «Après une première sanction en 1986, les élections législatives de 1993 marquent le début du désalignement électoral des ouvriers avec la gauche. La fin du cycle intervient en 2002 quand les ouvriers n'accordent plus aucune préférence à la gauche», écrit le think tank proche du PS.
Du côté des présidentielles, la tendance est la même. D'après Sofres, 47% des ouvriers ont voté à gauche au premier tour de 1969. En 1974, Mitterrand obtient (toujours au premier tour) 58% de leurs voix. Au premier tour de la Présidentielle de 1981, 66% des ouvriers votent à gauche. En 1988, ils sont 59%. La tendance baisse, mais ils sont encore 51% à voter à gauche en 1995. Les sondages post-électoraux de Sofres ne donnent plus le détail par catégories à partir de 2002. Mais d'après Ipsos, ils ne sont plus que 39% à avoir voté à gauche au premier tour. Et en 2007, ils sont 38% selon le Cevipof.
Bref, 70% des ouvriers qui votent à gauche pour une présidentielle, Filoche l'a presque vécu : mais en 1981, il y a trente-cinq ans. Et non il y a cinq ans comme il le dit. Parallèlement, le vote FN des ouvriers a lui tendance à augmenter depuis 1988. Ils étaient alors 18% à voter Le Pen au premier tour, puis 23% en 1995 pour arriver à 31% en 2002. Jean-Marie Le Pen se qualifie alors pour le second tour. Sept ans plus tard, le FN rechute avec entre 15 et 26% selon les sondages mais remonte en 2012 pour glaner, selon les études, entre 28 à 35% du vote ouvrier au premier tour.