De Lille à Paris, de Lyon à Rennes, en passant par les campagnes d'Ille-et-Vilaine, la Seine-Saint-Denis, la banlieue lyonnaise ou les villes populaires du Nord, le peuple de gauche a voté dimanche. Scènes vues et propos entendus par les correspondants de Libération dans les bureaux de vote.
10 heures, Lille
Vote à l’école Samain, à Lille, dimanche. Photo Aimée Thirion pour Liberation
L'école Jean-Jacques-Rousseau, c'est le bureau de vote de Martine Aubry, et de feu Pierre Mauroy. «Et de l'évêque, de l'archevêque…» sourit Stanislas Dendievel, conseiller municipal délégué à l'urbanisme. Aubry n'a pas dit pour qui elle voterait et ne viendra pas pour cause de «mobilité réduite» après une opération au dos. Parmi ses proches, plusieurs se sont prononcés pour Benoît Hamon, alors que Patrick Kanner, ministre lillois, vote Valls. Ici, pas de consigne, «on vote selon son cœur, l'ADN de l'électeur lillois, ce sont les valeurs et les idées avant la tactique», dit Dendievel. Une dame glisse qu'elle a voté Hamon «pour les gens qui n'ont pas de ressources», allusion au revenu universel, et pour «les valeurs de la gauche, parce qu'il ne reste plus grand-chose».
10 h 45, Rennes
Cabans, doudounes et casquettes en laine sont de sortie dans le parc recouvert de givre qui jouxte le groupe scolaire Villeneuve, dans les quartiers sud de Rennes. Les électeurs se succèdent sans bousculade mais sans temps mort non plus. «Alors, c'est un peu mou ?» s'inquiète un grand gaillard en jean et chaussures cirées. «Non, non, ça va, il y a du monde tout le temps», le rassure le président du bureau. Jeunes parents venus en famille ou retraités, beaucoup avouent s'être déplacés pour éviter à la gauche un bide. «C'est une de mes motivations, confirme Alain, 59 ans, inspecteur des impôts. Donner une crédibilité au vote et montrer que la gauche existe encore.» Les tendances semblent plutôt partagées. «Je suis venu mettre un euro pour dégager Valls, lance Georges, 38 ans, ancien militaire. Je préfère une programmation qui aide les gens à vivre quand, le 15 du mois, ils sont déjà en galère». A l'opposé, Bernard, ingénieur à la retraite, qui ne veut «pas de revenu universel en France», a voté Valls parce que c'est «le plus réaliste».
11 heures, Paris
Un septuagénaire entre dans l'école de la rue Froment, dans le XIe arrondissement. Béret sur la tête, il salue chaleureusement le président du bureau de vote, Michel, qui lui rend la pareille : «Ah, Edouard !» Edouard n'a pas eu besoin de faire la queue - «C'est pas le rush», reconnaît Michel. En deux heures, une centaine de personnes ont voté dans ce bureau d'un arrondissement acquis à la gauche. Le président du bureau : «C'est dommage parce que c'est mieux organisé qu'il y a cinq ans, mais il y a moins de monde.» Même si l'échantillon de votants est très faible, «il semblerait qu'il y ait une polarisation Hamon-Valls, à en croire les piles de bulletins». Arrive Anne Hidalgo. La maire de Paris ne vote pas ici mais fait un tour des bureaux. Elle serre quelques mains, se laisse prendre en photo. L'heure tourne et le flux d'électeurs se fait plus continu.
11 h 30, Lyon
Drôle d'ambiance : une quarantaine d'élus socialistes lyonnais, proches de Gérard Collomb, ont déclaré leur soutien à Macron et leur intention de boycotter la primaire de la gauche. «Un nombre à relativiser», tempère Thierry Philip, maire du IIIe arrondissement, l'un des seuls «à ne pas s'être inféodé» au choix de Collomb. Ce fidèle hollandais, qui a choisi Valls, «le seul qui peut gagner», tient le bureau de vote. Une quinzaine de personnes font la queue. Deux mamies discutent : «Macron, c'est un opportuniste de toute façon !» Zara, 58 ans, commerçante, lie son vote à ses origines : «Je suis arrivée d'Iran il y a trente ans. Je connais la religion mêlée au pouvoir. Fillon qui se présente d'emblée comme catholique, c'est impensable.» Son bulletin ira à Vincent Peillon car «c'est à lui qu'on doit la charte de la laïcité. Valls aussi la défend, mais n'a pas l'air de complètement savoir ce que c'est». Peillon, lui, «c'est une laïcité profonde, pour qui le débat sur le burkini est un détail».
11 h 45, Le Blanc-Mesnil
Dans une rue de cette commune de Seine-Saint-Denis, un cadre du PS local, avec lequel nous discutons dans une voiture, voit un petit groupe de personnes en train de tracter. Il sort, les toise, puis remonte : «Non, c'est José en fait, il tracte pour le Front de gauche.» Sur la route, il raconte : «Dans le 93, Manuel Valls a fait une campagne très secrète. On n'a pas vu ses soutiens.» En Seine-Saint-Denis, les gens vous parlent de la primaire à gauche souvent sur le ton de l'interrogation. «Pourquoi le PS a-t-il reculé sur le droit de vote des étrangers ?» «Pourquoi promettent-ils autant alors que mon ascenseur en panne ?», «Pourquoi Jean-Luc Mélenchon n'est-il pas dans la primaire ?» «Comment vont-ils financer le revenu universel ?» Parfois, ça va au-delà : «Ah, c'était aujourd'hui ?» et «Surtout pas Manuel Valls».
13 heures, Vénissieux
Dans ce fief communiste de la banlieue lyonnaise, l'un des bureaux de vote a été installé dans un foyer communal, entre un chantier et un terrain de sport. A la mi-journée, une soixantaine de personnes étaient venues émarger. Une participation dont Anne-Cécile Groleas, conseillère municipale PS, se dit «contente», compte tenu du quartier «qui se mobilise, mais plus forcément pour la gauche». Patrick, 62 ans, retraité, a donné sa voix à Benoît Hamon, «qui incarne le plus les valeurs de la gauche». Puis Patrick hésite : «Bon, le revenu universel, ça me paraît compliqué. C'est peut-être prématuré. Pour autant, c'est une mesure qui en a amené d'autres, comme le regroupement des différentes allocations de Valls», se félicite-t-il. Claude, 30 ans, est auditeur financier. Il a, lui, choisi Vincent Peillon, même si «en termes d'économie pure, je ne suis pas sûr qu'il comprenne tout». Mais son favori «reste quelqu'un de droit, apaisé ; il est contre le libéralisme à tout-va, il est européen», égrène-t-il. Claude ne déteste pas non plus Montebourg «l'idéaliste» et Hamon, «jeune et nouveau». Pour lui, c'est tous sauf Valls et «son fond sarkozyste».
15 heures, Hédé-Bazouges
Dans cette commune d'Ille-et-Vilaine d'un peu plus de 2 100 habitants plantée au milieu des champs à 23 kilomètres de Rennes, la petite salle du conseil municipal accueille les électeurs de cinq autres collectivités environnantes, soit quelque 8 200 inscrits. Et si le président du bureau, Ronan, constate bien une baisse de fréquentation par rapport à 2011, «à la louche, environ 30 % en moins», il ne se réjouit pas moins d'un flux constant. «On ne s'ennuie pas, souligne-t-il. Je n'ai eu ni le temps de manger, ni de fumer une cigarette». Venue en voisine, un gilet sur les épaules et encore ses chaussons aux pieds, Madeleine, 63 ans, ancienne préposée à la Poste, s'interroge. «Quand j'ai vu les infos à la télé ce midi, avec ces images de bureaux de vote déserts, j'ai été encore plus motivée. Mais ils sont où les gens de gauche ? Je sais bien qu'on est déçus mais quand même !» Madeleine, qui hésitait entre Peillon, Hamon et Montebourg, a finalement choisi le troisième, «parce qu'avec Hamon, il y avait trop de choses pas réalisables».
15 h 30, La Courneuve
A la cité des 4 000, à La Courneuve, dimanche. Photo Boris Allin. Hans Lucas
Des jeunes venus voter Benoît Hamon nous demandent de les prendre en photo. Ils se sont trouvés un blaze de mutants : «Nous sommes les Benoïdes.» Et jurent qu'ils n'ont qu'un seul objectif, faire tomber Manuel Valls. A l'entrée du bureau, Amirdine Farouk, ouvrier, quadra, explique : «Le revenu universel de Benoît Hamon obligera les patrons à augmenter les salaires.» Il précise quand même : le PS n'est plus crédible dans le coin et cela va au-delà du cas Valls. Comprendre : leur favori n'est pas parmi les sept candidats de cette primaire. Les noms de Macron et de Mélenchon sont cités.
16 heures, Roubaix
Ecole Lakanal dans le quartier populaire de l'Epeule. Dans le bureau de vote, il fait froid, on garde son manteau. «Je viens toujours voter», dit Christian, couvreur en invalidité. Pour qui ? Il ne se souvient plus du nom. «L'ancien Premier ministre, parce que c'est le seul capable d'être président.» Il ne sait pas bien lire, alors il a mémorisé la graphie avant de partir, pour ne pas se tromper de bulletin de vote. Et comme si c'était fait, il espère qu'avec Valls «ce sera mieux qu'avec Hollande et Sarkozy.» On lui signale qu'il y a encore l'élection derrière, et le risque d'un second tour entre droite et extrême droite. «Jamais je voterai pour madame Le Pen. Si elle gagne, ça risque de faire une guerre du tonnerre, il vaut mieux qu'elle reste dans sa maison.» Lunettes rondes, toque de laine, et cheveux bouclés, Ounassa murmure dans un souffle, juste après avoir voté : «Allez, on va gagner, on les aura les méchants !» Elle a glissé un bulletin Hamon. Elle aime bien aussi ce que raconte Mélenchon, mais «le mec, il est mégalo». Elle est sensible au thème du revenu universel, «parce qu'en attendant le boulot, les gens ils mangent quoi ?»
18 h 15, Paris
Dans un bureau de vote du XVIIIe arrondissement de Paris, dimanche. Photo Boris Allin. Hans Lucas pour Libération
Dans le XVIIIe arrondissement, rue Championnet, une dizaine de personnes font la queue dans un petit gymnase. Dehors, la nuit tombe. Une femme, la soixantaine, s'apprête à voter pour «barrer la route à quelqu'un». Silence. «A Hamon.» Ce sera donc «Valls». «Le revenu universel n'est pas réaliste», estime cette économiste qui a jadis travaillé à l'Insee. Devant elle dans la file, une quadragénaire l'entend et intervient : «Valls c'est tout ce que je déteste. Hamon, au contraire, défend les valeurs que j'estime être de gauche. Je suis assistante sociale et à longueur d'année, je vois des gens stigmatisés.» Réponse : «Peut-être qu'il faudrait commencer par faire des contrôles quand on donne des aides…» Le ton monte. «La fraude, c'est une minorité !» Deux gauches s'affrontent devant les urnes.