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Libération
TRIBUNE

Primaire : le bilan de campagne des «agitateurs de Libé»

Hamon candidatdossier
Dans un bureau de vote du XVIIIe arrondissement, le 22 janvier. (Photo Boris Allin. Hans Lucas)
par Pap Ndiaye, Alexandre Delaigue, Yassine Belattar, Humoriste, journaliste, producteur et Cécile Alduy, Professeure de littérature et de civilisation française
publié le 27 janvier 2017 à 18h26

«Que reste-t-il  de nos valeurs ?»

Yassine Belattar Humoriste, journaliste, producteur

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 % ne peuvent pas connaître. Comme la fin d’une lettre qu’on n’aurait pas lue… Comme une campagne qui serait malvenue. Comme ces primaires trop courtes et ce désert qui en dit long. Comme ces candidats qu’on connaît trop bien, comme ce quinquennat qui fait mal. Une primaire douloureuse pour les gens de gauche plus que pour les gens qui pensent l’incarner. Qu’avez-vous fait de nos ambitions pour ce parti ? Vous sept, vous qui pensiez faire déplacer les foules et qui maintenant êtes confrontés à la foudre. Requiem pour un parti, un funeste destin qui offre désormais d’autres ambitions politiques aux électeurs que nous sommes.

J’ai entendu que c’était encore de la faute de Hollande… Hollande a bon dos… Il vous a offert une opportunité et certains en sont devenus des opportunistes. Le premier tour est passé avec ses quasi surprises. Hamon contre Valls. Si un homme politique fait résonner son avenir avec celui d’une fin de carrière, il s’agit bien de Manuel Valls. Le seul revenu universel que veulent désormais les électeurs de gauche, c’est le départ de Valls. Hamon a fait ce qu’il savait faire mais Valls en a fait le héros de ce mélo. Valls était mal à l’aise durant ce premier tour car il n’a pas pu montrer ses muscles islamo-énervés. Il se rattrape depuis lundi en traitant Hamon d’islamo-collabo. Si on vous avait dit qu’un jour on utiliserait ce champ lexical pour parler d’un candidat de gauche, vous auriez rigolé.

Depuis lundi, le dégoût est venu rejoindre la honte. Désormais on rit jaune… jamais la gauche n’a été autant sous-représentée dans ses valeurs, jamais elle n’a été aussi tendue, voire humiliée… Quand on parle économie, on répond islamophobie, quand on parle écologie, on répond voile. Valls, Boutih et les autres ont fait de cette primaire un champ de mines qui aura raison de ce parti qu’on croyait au-dessus des populismes. Je suis né dans une famille d’immigrés qui s’est tournée vers la gauche sans se demander s’il existait autre chose… Ça ne sera plus le cas désormais. Macron sort grandi de ces primaires : ne rien dire c’est beaucoup faire en ce moment. Quand certains se mettent en marche avec lui, le PS offre une marche arrière. Les gens se tournent vers lui désormais car lui a proposé aux Français de toutes cultures de faire partie d’un projet d’avenir sans peur ni crainte. Le parti se retrouve donc avec ses démons et une seule question : que reste-t-il de nos valeurs ?

Je n'irai pas voter aux primaires ce week-end car je ne donne pas un euro pour me faire insulter. Vous me direz «vote Hamon». N'est-il pas temps d'arrêter de voter contre un candidat à travers un autre, n'est-il pas temps de voter pour un projet ? J'ai honte de cette semaine passée, pour mon pays et ce parti. Une primaire qui sonne comme le dernier tour de piste d'une génération qui exploite le «moi je» au lieu du «nous tous». Ma génération a connu 2002 comme un émoi qu'on ne veut vivre qu'une fois dans une vie… A cette époque, on se disait qu'«on n'avait pas vu venir» et désormais on sait que le PS l'a préparé. Préparez-vous mesdames et messieurs, la France a plus besoin de vous que du PS pour ne pas se retrouver dans les abîmes. Souvenez-vous de cette citation de Jaurès : «Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience.» Avez-vous conscience des conséquences de cette primaire ? Réponse fin janvier.

«Gauche d’idées ou de vérité ?»

Cécile Alduy Prof de littérature et de civilisation françaises à Stanford (Etats-Unis)

«La vérité, je ne la détiens pas.» C'est ainsi que Benoît Hamon recadre son adversaire, mercredi, lors du dernier débat de la primaire de la gauche. A Manuel Valls qui pilonne ses propositions depuis près d'une heure en se drapant dans les beaux habits d'une «gauche de la vérité» et de la «crédibilité» qui fait la leçon à une candidature des «illusions» et des utopies, Hamon oppose une défense paradoxale : non pas un argumentaire pour expliquer la faisabilité de son programme, mais un tacle sur l'attitude catégorique de son rival et un petit cours d'épistémologie et d'éthique de la parole politique. Car, qu'est-ce que «la vérité» en politique, si ce n'est l'idéologie des candidats déguisée par les mots en évidence ou en pragmatisme ? Combien de «vérités» contradictoires proclamées les yeux dans les yeux par Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen, François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et aujourd'hui Manuel Valls ? Au rebours de la posture du leader providentiel qui a toutes les solutions et dont le verbe énoncerait les lois du monde, Hamon choisit la modestie des philosophes, une éthique à la Montaigne qui sait les limites de son propre savoir («je sais que je ne sais pas»). Une position sceptique qui dénonce ces politiques pétris de certitudes, qui ne sont finalement que des croyances : «Je ne crois pas à la raréfaction du travail», répète Valls. A quoi Hamon réplique : «Tu n'as que ta foi»pour réfuter «mon analyse» ?

Valls ou les énoncés catégoriques et les antithèses absolues : «Gauches irréconciliables», «défaite ou victoire», «la vie ou la mort» (de la gauche), l'islamo-gauchisme ou la «vraie» laïcité.

L'autorité, chez l'ancien Premier ministre, dépasse largement les questions sécuritaires ou de leadership : c'est un magistère moral et épistémologique, c'est l'autorité absolue d'une vérité révélée, la parole du maître, un «there is no alternative» à la Thatcher. Avec le vocabulaire libéral qui va avec : le «travail», dans ce même débat, c'était immédiatement pour lui «baisser les charges», «réduire le coût» du travail, s'inquiéter de la compétitivité, des investissements et des entreprises. Hamon, lui, dessine un autre rapport au pouvoir : non pas asséner ce qu'est le monde et le vrai, mais penser, c'est-à-dire, étymologiquement, «peser» : évaluer, essayer, proposer. Mettre en débat. Imaginer. Une «gauche des idées» qui prenne en charge aussi nos incertitudes et, du coup, permette d'élaborer des scénarios, d'autres mondes possibles : des «futurs désirables», comme l'a posé Hamon dès les premiers moments du débat. Car on ne peut projeter d'autre vérité sur le futur que notre désir de le faire advenir baigné d'un peu plus de lumière qu'aujourd'hui.

Cécile Alduy est l'auteure de Ce qu'ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots, éd. Seuil, 2017.

«Productivisme, cosmopolitisme et autoritarisme»

Alexandre Delaigue Professeur d'économie

En matière économique, trois questions traversent la gauche. Sans être énoncées comme telles, elles sont des sources de contradictions récurrentes. L’opposition entre Hamon et Valls, de manière implicite, se construit par rapport à elles. La première question est celle du productivisme. Doit-on attendre de la croissance qu’elle soit le moteur de l’enrichissement du plus grand nombre (en la redistribuant éventuellement par la fiscalité) ? Ou doit-on abandonner l’idée de croissance, vivre dans un monde fini dont il faut répartir les fruits ? Si le renoncement à l’idée de croissance est fréquemment rencontré parmi les intellectuels marqués à gauche, il n’est pas très vendeur auprès des classes populaires, qui aspirent à plus de prospérité matérielle.

La seconde question est celle du cosmopolitisme, le rapport à l’étranger. La question de la prééminence de la construction européenne sur la politique nationale empoisonne la gauche depuis des décennies, lorsqu’on renonce à appliquer une politique de gauche pour ne pas casser l’Europe. Mais la question de l’immigration se pose aussi. Restreindre les flux migratoires est difficilement compatible avec les valeurs de gauche. Les véritables déshérités sont à l’extérieur de nos frontières, qu’ils soient réfugiés ou migrants économiques ; le moins que l’on puisse dire est que l’augmentation des entrées d’immigrants n’est pas à l’ordre du jour.

La troisième question est celle de l’autoritarisme. Faut-il diriger, orienter les comportements individuels, ou au contraire les libérer, en sachant que les gens n’agiront pas forcément comme on le souhaiterait ? Revenu universel ou incitation au travail, aides sociales avec ou sans contreparties, cannabis en vente libre ou interdit… tous ces dilemmes touchent à ce débat. Là encore, la gauche fait face à une contradiction entre ses valeurs affichées - plutôt libertaires - et des réflexes spontanés de contrôle sociétal.

Ces trois questions ne sont pas limitées au Parti socialiste mais touchent toute la gauche : Jean-Luc Mélenchon, par exemple, reste largement productiviste et considère les intérêts des salariés français comme prioritaires par rapport à ceux des étrangers. Sur chacune de ces questions, la difficulté provient d’une contradiction entre valeurs affichées par le parti et préférences de l’électorat populaire. Qu’en est-il des deux candidats au second tour de la primaire socialiste ? Benoît Hamon a eu le mérite, qu’on l’approuve ou non, de poser la question de la croissance et de construire un programme refusant de la placer au centre des préoccupations économiques. Il est aussi plus cosmopolite et multiculturel que Valls, et plus ouvert au libéralisme sociétal, comme sur la question du cannabis.

Manuel Valls est plus clairement productiviste ; s’il est clairement pro-européen, il est nettement moins ouvert en matière migratoire. Sur le plan sociétal, il est clairement plus autoritaire. Si Hamon gagne la primaire, cela donnera lieu à une clarification. Pour autant, il n’est pas certain que ce programme soit à même de conquérir un vaste électorat.

«Hamon et Sanders établissent un diagnostic similaire»

Pap Ndiaye Historien, spécialiste de l'histoire sociale des Etats-Unis

Comme en témoigne son voyage outre-Atlantique en septembre, Benoît Hamon est certainement le candidat de la primaire qui a prêté le plus d'attention à la campagne présidentielle et à la situation sociale des Etats-Unis. Bien vu, bien joué. Sur place, il a rencontré des syndicalistes, des universitaires, des représentants de Black Lives Matter («Les vies des Noirs comptent») et, cerise sur le gâteau, Bernie Sanders lui-même. Saluons d'abord le fait que Hamon, contrairement à beaucoup à gauche qui n'en sont pas encore guéris, ne fait pas profession d'anti-américanisme : «Le modèle américain est imparfait, il est toutefois une source d'inspiration dans la manière qu'a la société civile de s'organiser pour proposer des solutions alternatives», affirme le candidat sur son site de campagne. Saluons aussi Hamon pour avoir mis en débat des questions banales chez les démocrates américains qui ne vont pas forcément, en France, dans le sens du vent : la légalisation du cannabis ou l'importance de renforcer la lutte contre le racisme et les discriminations, voilà des thèmes que l'on chercherait en vain dans les discours autoritaires et les leçons de laïcité de Manuel Valls.

Mais revenons sur la rencontre Hamon-Sanders. Au-delà du bon coup médiatique, les affinités entre le sénateur du Vermont et le député des Yvelines paraissent évidentes. Même s’ils sont séparés par des parcours différents (l’un a longtemps été un élu indépendant, qui n’a rejoint le Parti démocrate que sur le tard et à la marge, tandis que l’autre est un homme d’appareil), les deux hommes établissent un diagnostic similaire. Ils mettent l’accent sur la priorité de la «question sociale», sur la hausse inouïe des inégalités et sur des classes populaires en déshérence, dont des blocs entiers se sont tournés vers le populisme xénophobe de Trump et Le Pen. Leurs campagnes ont accordé une place centrale à l’environnement et à la transition énergétique. Ils occupent tous les deux le flanc gauche de leurs partis respectifs, et sont soutenus par des électorats jeunes, urbains, étudiants et populaires. Ils ont fait des campagnes énergiques avec des militants fervents, par contraste avec les parcours ternes de Clinton et Valls.

Ce qui rapproche aussi Sanders et Hamon, ce sont les conséquences économiques et budgétaires vaporeuses de leurs programmes. L’énorme accroissement des dépenses de l’Etat fédéral, tel que proposé par Sanders, a laissé pour le moins sceptiques des économistes de gauche comme Paul Krugman, de même que ses perspectives mirifiques de croissance. On ne voit pas très clairement non plus comment Hamon financerait sa proposition de revenu universel d’existence, bien qu’il l’ait amendée depuis quelque temps. Pour l’un comme pour l’autre, les questions budgétaires sont secondaires. L’intendance suivra. Mais tout cela pour quoi ? Sanders a été battu de peu à la primaire démocrate pour ensuite être rangé au placard par Clinton, ce qui a ouvert la voie à Trump ; Hamon sera peut-être le candidat d’un PS en lambeaux. Dans les deux cas se pose la même question entêtante : comment trouver un terrain d’entente entre la gauche de gestion, résignée à force d’être raisonnable, et la gauche des idéaux, si inventive sur les fins, si évasive sur les moyens ?