Menu
Libération
Sur la pile

«Rase campagne» : l'étrange défaite de Juppé vue de l'intérieur

Gille Boyer, l'ex-directeur de campagne du maire de Bordeaux, raconte son combat et tente d’expliquer son échec.
Alain Juppé et Gilles Boyer en septembre 2015. (Photo Laurent Troude pour Libération)
publié le 21 février 2017 à 10h19

La scène se passe au QG du candidat, le soir de la primaire de la droite. Alain Juppé vient de prendre connaissance des premières tendances. Gilles Boyer, son directeur de campagne, raconte : «Moi, je sais que c'est perdu, il le voit, il m'en veut, parce qu'il ne veut pas encore le voir. […] Il ne m'écoute plus. Je suis le visage de la défaite.» Dans le livre qui paraît ce jeudi, l'ex-«bras gauche» du maire de Bordeaux fait le récit de l'inimaginable naufrage de celui qui ne pouvait pas perdre. Pour Boyer, ce livre est un moyen de tirer un trait sur vingt ans de carrière d'apparatchik, dont quinze au service de Juppé.

Apparatchik ? C'est un titre qu'il revendique, avec la touche d'autodérision qui le caractérise. Lui, le spécialiste des «combats d'arrière-cuisine» et des «négociations sous le manteau». «Rien ne m'a procuré autant d'adrénaline ni d'excitation que la prochaine réunion de la commission d'investiture», avoue-t-il d'emblée. On le voit : le type est gravement atteint. Il reconnaît d'ailleurs que la politique a tout de la «drogue dure» : «Quand j'y suis je me dis que je devrais faire autre chose, mais quand je n'y suis plus ça me manque viscéralement.»

«En toutes circonstances», il affirme avoir «toujours été fier» d'être le collaborateur de Juppé. Il jure n'avoir jamais été «mal à l'aise» pour défendre les positions de son patron. Un privilège rare dont bien peu de conseillers de grands fauves politiques peuvent se prévaloir. Avec ses qualités et ses défauts, Boyer proclame qu'il «aime cet homme», insensible à «la flatterie des courtisans» mais «réceptif à la critique». «Il aurait fait un excellent président de la République», croit-il utile de préciser.

«Trop haut trop tôt»

Tout au long des huit cents jours qui séparent la déclaration de candidature de Juppé (20 août 2014) et le premier tour de la primaire (20 novembre 2016), le directeur de campagne assure qu'il ne s'est pas passé une journée sans qu'on lui rappelle l'histoire de Balladur et de «la malédiction des favoris». Pendant sept cent quatre-vingts jours, il a voulu croire qu'ils se trompaient, ceux qui lui adressaient cette interpellation inquiète, placée en exergue de son récit : «Gilles on a un problème, Juppé est trop haut trop tôt.»

Définie dès les premiers jours, la stratégie supposée gagnante n'a pas varié pendant cette interminable campagne. Il fallait imposer à Sarkozy une primaire aussi ouverte que possible, avec au minimum trois millions de votants. Le 30 novembre 2014 à Bordeaux, les sifflets que lui réservent des militants UMP achèvent de convaincre Juppé qu'il devra gagner «contre la base du parti» visiblement «radicalisée». S'ils sont suffisamment nombreux, les électeurs de la primaire iront «naturellement» vers celui qui a le plus de chance d'être devant la gauche et le FN au premier tour de la présidentielle. Et pendant sept cent quatre-vingts jours, les sondages n'ont pas cessé de répéter que Juppé était cet homme-là.

Le problème de Boyer, c'était de gérer cette campagne d'archi-favori. «Comment utiliser au mieux» le temps du candidat submergé par les sollicitations ? Son agenda est toujours «plein comme un œuf» et le fantôme de Jospin hante notre apparatchik. Quelques jours avant d'être éliminé le 21 avril 2002, le candidat socialiste laissait éclater sa colère contre les responsables de sa campagne : «Avec vous, je n'ai pas une seconde pour réfléchir !» Boyer s'était promis de ne pas faire la même erreur. Il n'est pas certain d'y être parvenu. Ce n'est pas la seule erreur qu'il s'attribue.

«C’est long, deux ans»

Il s'en veut de n'avoir pas vu venir les premiers «nuages». Comme ce meeting de Rennes, le 19 octobre. Devant 3 000 personnes, Juppé prononce un discours sérieux et raisonnable sur les nécessaires réformes du modèle social français. Un discours «pas folichon», reconnaît l'orateur lui-même. «Je vois que les troupes ne sont pas galvanisées. Je me dis que ce n'est pas grave. Je ne comprends pas que, déjà, les esprits cherchent une alternative», écrit l'ex-directeur de campagne. Une dizaine de jours plus tard, il ne prête pas plus d'attention à la légère progression de Fillon : à moins de 15%, il reste encore si loin alors que le premier tour n'est plus que dans trois semaines. Le cauchemar commence. Jour après jour, le directeur de campagne voit les lignes s'affoler. 39% le 9 novembre pour Juppé, 36% le 13, 33% le 14, 29% le 17. Tandis que de son côté, Fillon passe de 17%, à 22%, 25% puis 30%. Comment comprendre ? Il y a eu, écrit Boyer, cette «erreur fondatrice» d'une stratégie exclusivement basée sur l'affrontement avec Sarkozy. Juppé s'est contenté de «capitaliser sur le rejet de Sarkozy au lieu de susciter une adhésion qui aurait plié le match».

«Souhaiter que rien ne change au point de ne rien changer nous-même» : tel fut selon Boyer, le piège du favori. Pendant deux ans Juppé a été l'alternative à Sarkozy. Mais «c'est long, deux ans». Au point que les électeurs «sont allés chercher une alternative» à cette alternative. Et puis, il y a l'histoire d'Ali Juppé, complice de l'islam radical et constructeur de «la plus grande mosquée d'Europe». Un procès redoutablement efficace, orchestré par la fachosphère et relayés par les sarkozystes «énervés».

Manifestement disposé à prendre sur lui une bonne part du fardeau de la défaite, Boyer s'en veut d'avoir sous-estimé «la viralité des rumeurs» ainsi que «la puissance mobilisatrice de l'électorat catholique». Il s'accuse aussi d'avoir sous-estimé l'extraordinaire volatilité de l'électorat des primaires. Sur ce dernier point, l'erreur est très largement partagée. Y compris par les fillonistes qui, croyant leur défaite certaine, faisaient encore des «offres de service» à l'équipe Juppé «quelques semaines» avant leur triomphe. Mais au bout du compte, le bon soldat de Juppé reconnaît que son logiciel était «dépassé», incapable d'agir efficacement quand plus de la moitié des électeurs se décident dans les tout derniers jours : «Si j'avais su qu'aussi peu de choses dépendaient de moi, je me serais fait moins de souci.»

«Comme un mort vivant»

Aujourd'hui trésorier de la campagne de Fillon et de surcroît probable candidat aux prochaines législatives, Boyer garde pour lui ce qu'il ne peut manifestement pas encore raconter. Fallait-il s'infliger un deuxième tour alors que Juppé (28%) n'avait évidemment aucune chance de rattraper le stratosphérique Fillon (44%) ? On ne saura rien de ce qui s'est dit, ce soir du 20 novembre, au QG de campagne. «Je n'ai plus de directeur de campagne que le titre. J'erre comme un mort vivant», déclare l'apparatchik qui raconte que sa principale contribution à la sinistre campagne d'entre-deux-tours aura été de faire réécouter au candidat défait les Variations Goldberg de Bach dans la voiture qui le ramenait de Colombey-les-Deux-Eglises, le 25 novembre.

Rase campagne, de Gilles Boyer, éd. JC Lattès, 18 €, 270 pp., parution le 22 février.