Pendant la présidentielle, Libération sonde, chaque jour de la semaine, des lieux différents de la «France invisible». Ce mardi, les abords du canal Saint-Martin, à Paris, avec un sans-abri.
Ervé, mon frère Ervé, ne vois-tu rien venir ? Un programme, une proposition, une (petite) idée ? «Non, rien, aucune direction», répond ce sans-domicile fixe de 44 ans qui a posé son sac à dos depuis quelques années aux abords du canal Saint-Martin, à Paris. A quarante jours du premier tour de l'élection présidentielle, Ervé s'inquiète : «Avant, on demandait aux candidats d'avoir un programme. Maintenant, on veut qu'ils aient une posture. Et au final, ils sont dans l'imposture.»
Prenons le cas Hamon : «Certains lui reprochent de ne pas avoir le "costume" de président de la République. Mais franchement, s'il présentait un programme, même en jean-baskets, ça m'irait très bien !» Pourtant, le vainqueur de la primaire du Parti socialiste ne parvient pas à imprimer ses idées. «On ne l'entend plus, regrette Ervé. Peut-être parce que les médias couvrent beaucoup l'affaire Fillon… On ne parle que des casseroles.» Pour lui, de nombreuses personnes «ne savent pas encore pour qui elles vont voter. Le moins pire, sûrement».
Ervé parie sur un taux d'abstention élevé le 23 avril. Le second tour Macron-Le Pen, pronostiqué par les sondages, ne l'émoustille pas plus. «Si c'est vraiment ça, on n'est pas dans la merde», soupire-t-il. Ervé a pourtant décidé de ne pas déchirer sa nouvelle carte d'électeur, qu'il vient de recevoir. «Ça peut servir, dit-il. Je vais aller voter, mais sans enthousiasme.» Rien à voir avec son premier bulletin glissé dans l'urne pour une élection présidentielle, au nom d'Arlette Laguiller. «J'étais heureux», se souvient-il. Même s'il abhorre Le Pen, Ervé se méfie de Macron, qu'il voit comme «l'instigateur du revirement de François Hollande». Certaines propositions du leader d'En marche ne le rassurent pas, comme celle empêchant un chômeur de refuser plus de deux offres d'emploi «décent», sous peine de suspension des allocations. «J'estime avoir le droit de voir si le travail me plaît et si la rémunération est correcte.» Il semble tout aussi sceptique face au projet de réduire le nombre de fonctionnaires de 120 000 postes. «Il va les supprimer où ? A Pôle Emploi ? De temps en temps, j'envoie un mail à ma conseillère : il n'y a jamais rien pour moi. Toutes les démarches, je les fais moi-même.» L'inspiration libérale d'Emmanuel Macron n'a pas ses faveurs, mais Ervé est aussi réaliste : «La culture du combat, on ne l'a plus. Il paraît que la France est un pays historiquement révolutionnaire… Tu as vu la gueule de la révolution ?»