Il y a quelques semaines, Gérard Longuet, fervent soutien de François Filllon, avait croisé le secrétaire général de l'Elysée au détour d'une remise de décoration. «Jouyet m'a sauté sur le poil en me disant : "Vous dites partout que c'est moi, arrêtez ça !"» raconte le sénateur Les Républicains. Bien sûr, Longuet dément mollement : «Je ne donne pas de nom, je fais juste un calcul de probabilité : à qui profite le crime ?» La petite musique de la machination médiatico-judiciaro-politique est déjà entonnée depuis longtemps en Fillonie. Et les derniers fidèles n'ont pas attendu les stupéfiantes accusations lancées par leur candidat jeudi soir pour se convaincre que les affaires qui plombent leur campagne sont une vaste machination visant à leur faire perdre la présidentielle. Sur le plateau de l'Emission politique, Fillon est toutefois allé beaucoup plus loin, en mettant en cause nommément le président de la République et en réclamant l'ouverture d'une enquête à l'Elysée. «Ecoute judiciaires» remontées auprès de François Hollande, «scandale d'Etat», «cabinet noir»,tout est déballé, rien n'est épargné. A Aurélie Filippetti qui lui disait «Monsieur Fillon, n'agitez pas la théorie du complot», l'ancien Premier ministre a même lâché : «Non seulement je l'agite, mais je vais aller jusqu'au bout.»
Depuis les premières révélations du Canard enchaîné, fin janvier, ils croient tenir le mobile : on chercherait à éliminer le candidat qui a, selon eux, le «projet de rupture» le plus ambitieux et radical et à empêcher une alternance qu'ils estimaient irrémédiable. Ils savent qui tire les ficelles : la justice et le «tribunal médiatique». Et ont une petite idée sur le commanditaire, citant pêle-mêle François Hollande et Jean-Pierre Jouyet donc, mais aussi Claude Bartolone, président de l'Assemblée, ou Emmanuel Macron. Curieusement, la droite a été moins prompte à s'interroger sur d'éventuelles fuites au sein de sa propre famille.
«Justice TGV»
Tout colle, tout concorde, les fillonistes en sont persuadés. Une théorie complotiste échafaudée en trois temps, que leur champion a encore déclinés jeudi soir. En trente-six ans de vie politique, jamais celui-ci n'a connu le moindre pépin judiciaire, pas une sortie de route, répètent-ils d'abord. Le voici vainqueur improbable de la primaire et ces affaires sortent ? Comme par hasard. «Voilà que tout à coup, deux mois avant la présidentielle, je deviens un personnage sulfureux et corrompu», moque Fillon.
Ensuite, tous soupçonnent d'une extrême célérité le Parquet national financier puis les juges d'instruction chargés de l'enquête. «Une justice TGV», ironise Fillon qui pointe l'ouverture d'une information judiciaire le jour même du premier article du Canard sur les emplois présumés fictifs de son épouse et la convocation des juges en vue de sa mise en examen «quarante-huit heures avant la clôture pour le dépôt des parrainages». «Une décision du PNF en trois heures, oui c'est un événement, une enquête préliminaire en trois semaines c'est aussi un événement», s'agace Longuet. Même si en fait d'autres exemples existent.
Enfin, le camp Fillon continue de croire mordicus que les journalistes n'ont pu mettre la main sur ces informations qu'opportunément aiguillés par «les services de l'Etat», et donc avec tous les feux verts en haut lieu. Chacun s'empressant de crier au «vol de l'élection», un refrain vieux comme la Ve République d'une droite qui n'a jamais tellement admis qu'un autre camp que le sien puisse accéder au pouvoir autrement que «par effraction». Qu'importe si le Président sortant ne se représente pas, nombre de fillonistes le croient en service commandé pour Macron. «Vous trouvez que les relations sont claires entre eux deux ? Que l'un démissionne, que l'autre renonce, vous pensez qu'on a eu le fin mot de l'histoire, vous ?» insinue un responsable de la campagne du candidat LR.
Ces derniers temps toutefois, celui-ci avait semblé mettre en sourdine ce discours et s'il continuait à dénoncer un «assassinat politique» ou une «opération conduite» contre lui, il ne s'aventurait guère au bout de ses accusations ni ne ciblait explicitement le pouvoir. C'est qu'avant le débat de lundi opposant les cinq principaux candidats et L'Emission politique, un exercice où il avait démontré son aisance dans la primaire de l'automne, son entourage fondait de grands espoirs, pariant qu'il l'emporterait sur la confrontation des programmes. Raté. Dès le mardi, d'énièmes révélations sur la société de conseil de Fillon et l'enquête élargie à des faits d'«escroquerie aggravée, faux et usage de faux» balayaient leurs rêves d'un retour à la normale. La campagne toujours impossible semble forcer le candidat inaudible à franchir encore un palier dans le scénario conspirationniste.
«Nous ne sommes pas dupes»
Et comme le complot se nourrit de tout ce qui passe, la droite a attrapé au vol trois éléments qui lui paraissent imparables. Epinglé pour les contrats à répétition de ses filles comme assistantes parlementaires, Bruno Le Roux a dû quitter son ministère de l'Intérieur en moins de 24 heures. Loin d'y voir un rappel désagréable du maintien de leur candidat malgré sa mise en examen, les fillonistes les plus mordus imaginent rien de moins qu'une mauvaise manière de l'exécutif pour accentuer la pression sur leur adversaire. «Le malheureux n'a eu aucune chance, son départ était une aubaine pour Hollande et Cazeneuve afin de nier un acharnement contre Fillon, ils ne sont pas gênés pour appuyer sur le bouton, reconstitue le député LR Guy Geoffroy. Mais il ne vous a pas échappé que Le Roux n'était pas candidat. Nous ne sommes pas dupes, ne nous prenez pas pour de sinistres benêts !» Le communiqué de presse du PS appelant au retrait du candidat LR est venu aussi compléter leur puzzle. «Les masques tombent !» a triomphé Luc Chatel, dans la foulée, fustigeant «un hold-up démocratique du pouvoir socialiste, relayé par Emmanuel Macron». Et enfin, le livre-enquête Bienvenue Place Beauvau, paru jeudi, sur lequel s'appuie Fillon pour désigner Hollande responsable d'un espionnage politique contre lui. Que l'un des auteurs – ironie de l'histoire, deux d'entre eux sont journalistes au Canard – contredise Fillon et refuse de voir son ouvrage instrumentalisé, viendra probablement alimenter encore la machine.
Pas franchement client de la martingale complotiste, un député membre de l'équipe de campagne, espérait encore jeudi soir, juste avant le rendez-vous télévisuel de Fillon : «Le fait de ne pas réussir à enclencher une dynamique positive à la sortie du débat rend les choses difficiles mais on n'a pas le choix, il faut continuer à marteler le projet, rehausser le niveau, redevenir crédible, le salut ne viendra que l'échange sur le fond.» Son candidat n'en prend manifestement pas le chemin.