Le grand cirque des campagnes présidentielles a ses étapes obligatoires. Celle du Salon du livre, qui se tient chaque année au mois de mars, en est une. Une occasion rêvée pour les candidats de mettre en scène «un moment culturel», où chacun en profite pour détailler les quelques mesures de son programme. Une sorte d'instant warholien. Quelques minutes de célébrité, puis le grand trou noir. Cette folle campagne n'y a pas échappé. Ce week-end, Jean-Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan ont dédicacé leur livre. Emmanuel Macron a déambulé un peu plus de deux heures, une horde d'adolescents à ses trousses. Et Benoît Hamon a profité de son passage, pour publier une tribune au Huffington Post, où il se dit «triste» que «dans cette campagne, on ne parle pas de culture».
Personne n’est vraiment dupe. La culture est habituée depuis longtemps à son strapontin présidentiel. Traditionnellement, on se contente de faire appel à elle quand il s’agit d’aligner la brochette de personnalités artistiques (si possible vues à la télévision) de soutien au candidat. Alors dans une campagne embourbée dans les affaires qui n’a le temps de débattre de rien, pas très étonnant que personne ne parle de ce qu’il serait bon d’initier pour renforcer la création, la diffuser, la rendre plus démocratique et accessible sur l’ensemble du territoire. C’est pourtant un bon remède à la dépression identitaire dont le pays semble souffrir, qui pourrait dans cet élan reconnaître à quel point il est loin de manquer d’atouts majeurs.
Mais c'est à peine si le mot a été prononcé pendant les trois heures et demie de débat télévisé lundi dernier. Il est rarement évoqué en meeting. Jamais par François Fillon et Marine Le Pen. De façon très épisodique par Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, qui en avait pourtant fait un des thèmes de sa campagne de primaire. Tous répètent que la priorité des Français est d'abord l'emploi et la sécurité. Et tant pis si les enjeux du secteur ont rarement été aussi cruciaux pour l'avenir de cette exception culturelle française que les stratégies offensives des grands groupes du numérique obligent à remettre à jour, consolider ou adapter en ces temps de technologies mouvementées (lire page 4 et 5).
«centre du jeu vidéo»
Pour autant, il ne s'est pas totalement rien passé. Juste un éclair et une mini-polémique. Etrangement, tout s'est concentré le même week-end de début février à Lyon. Pour l'une des toutes premières fois, un candidat à la présidence de la République, en l'occurrence Jean-Luc Mélenchon, prenait la peine de parler en meeting, presque dix minutes, de jeu vidéo. «Jouer, c'est gagner du temps parce qu'on peut s'enrichir humainement. C'est un magique instrument de formation, de culture. Même les jeux que je n'aime pas, par exemple celui sur la Révolution de 1789, Assassin's Creed. Je n'aime pas ce jeu parce qu'à la fin, évidemment, ce sont les révolutionnaires qui sont nuls. Mais il est d'une splendeur, d'un aboutissement technique absolument magique.» Mélenchon a découvert ce monde via les forums de jeux vidéo. Son nom y revenait souvent. Et comme chez lui tout est politique, il a fouillé, gratté et s'est intéressé au sujet. Cerise sur le gâteau, lui qui s'est déjà vaporisé en hologramme est en train de créer un jeu vidéo dont il sera le personnage principal.
A Lyon, il a promis la création «d'un centre national du jeu vidéo comme il existe un centre national du cinéma. Et je vous garantis que si je suis élu, je mettrai le paquet pour que cette filière existe en France, qu'elle se développe, que les gens n'aient pas besoin de partir et que leurs entreprises puissent se développer». Plus largement, le candidat de La France insoumise défend l'idée d'une cotisation universelle sur les abonnements internet ouvrant un droit au téléchargement non marchand, et veut créer un service public de l'Internet ainsi que d'une médiathèque publique en ligne.
La mini-polémique est venue du camp d'Emmanuel Macron. Dans son meeting de Lyon, en semblant nier l'existence d'une «culture française» monolithique, il s'est attiré les foudres de la droite et de l'extrême droite. Même son «allié» François Bayrou a tiqué. Il a fallu qu'il se fende d'une tribune dans le Figaro pour tenter d'éteindre la polémique. «Ceux qui me donnent des leçons aujourd'hui sont les mêmes qui hier auraient traité Dumas de métèque»,a rétorqué Macron en déplacement à Reims, avant de préciser sa pensée : «La culture française n'a pas peur de l'étranger, elle a fait de Chagall et de Picasso des peintres français. […] Ce qui fait de nous un peuple, c'est de toujours prétendre à l'universel.» L'ancien secrétaire du philosophe Paul Ricœur aime truffer ses discours et interventions de citations littéraires. C'était déjà le cas quand il était ministre de l'Economie et c'est encore plus vrai depuis qu'il est candidat. Même lors de la présentation du volet défense de son programme, le 18 mars, il a réussi à caser des bouts de Voltaire et de Montesquieu.
S’inspirant d’une mesure mise en place par Matteo Renzi, il propose un «pass culturel», autrement dit donner 500 euros aux jeunes le jour de leurs 18 ans pour acheter des livres et accéder à des contenus culturels sur une plateforme gérée par le ministère.
Par ailleurs, il ambitionne que «100 % des enfants» aient accès à l'éducation artistique à l'école. Dans la même veine, il entend inciter les 7 100 bibliothèques de France à ouvrir plus largement leurs portes en soirée et le week-end. Sous l'impulsion du responsable culture d'En marche, le conseiller d'Etat et ancien DG adjoint de France Télévisions Marc Schwartz, il entend demander aux grands acteurs du numérique de cofinancer sa politique d'accès à la culture, via une «contribution volontaire obligatoire». Après concertation à l'échelle de l'Union, les Gafa devront, à l'en croire, acquitter un impôt européen.
Sur le papier, Benoît Hamon ne veut surtout pas être en reste. «La culture comme arme dans la mondialisation» : voilà comment le candidat socialiste a présenté le sujet, le 19 mars dans son discours de Bercy, proposant «d'investir 4 milliards d'euros». Dans un 8 pages spécialement dédié à la culture et diffusé en fin de semaine, il détaille ses propositions : création d'un «ministère de la Culture, des Médias et du Temps libre», «grand plan pour la culture à l'école», fin de la baisse des dotations aux collectivités, «statut de l'artiste» qui s'appuierait sur le revenu universel, taxe européenne sur les géants du numérique pour financer la culture, création de «fabriques de culture», sur le modèle des MJC des années 70, pour «lutter contre les déserts culturels»… «Notre programme n'est pas de filer 500 euros à chaque jeune pour qu'il aille, soit à l'opéra, soit sur Amazon, explique Frédéric Hocquard, conseiller de Paris et coresponsable du sujet dans la campagne socialiste. Notre ambition est de casser les barrières entre culture du haut et culture du bas. A mettre la culture en partage dans la société. A refaire du commun.» Des mots et des ambitions que pourraient reprendre à leur compte Macron et Mélenchon.
«Mode de vie français»
En matière culturelle, rien ne vaut finalement que le bon vieux clivage gauche-droite. La culture ? Pour le Front national, le terme renvoie au «mode de vie français» plutôt qu'à la création artistique. Et si Marine Le Pen évoque souvent le premier, la seconde est loin de figurer parmi ses priorités. Si elle souhaite un soutien renforcé au patrimoine, dont le budget d'entretien serait augmenté de 25 %, elle plaide pour la suppression d'Hadopi, au nom des libertés publiques. Contrairement à François Fillon, qui veut, lui, garder cet héritage du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Comme Macron, il veut soutenir l'accès à la culture en élargissant les horaires d'ouverture des établissements culturels. Comme Le Pen, il veut faire du patrimoine national sa priorité, souhaitant «faire entrer les musées dans l'ère numérique» et investir 2 milliards d'euros pendant son mandat. Seule concession à la création, il veut lancer le grand projet d'un lieu dédié à l'art européen basé à Strasbourg, qui disposerait d'un fonds propre pour acquérir des œuvres d'art.
Finalement, cette campagne survoltée, remplie de chausse-trapes, d’invocations de complots, de tirades grandiloquentes et de chamboule-tout narratif est devenue à elle seule un genre de phénomène culturel en soi, la série qu’aucune chaîne n’aurait osé mettre en chantier, ni aucun producteur ayant, chevillé au corps, le souci de la vraisemblance.