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Libération
Décryptage

Fillon: Sens commun, de bouée à boulet

Fillon, candidat de la droite en 2017dossier
Bienvenu pour gonfler les rangs du candidat plombé par les affaires lors du rassemblement du Trocadéro, le mouvement réac né dans la foulée de la Manif pour tous est devenu un allié aussi actif qu’encombrant.
Au Cirque d’hiver, à Paris, le 21 septembre. A droite, Madeleine de Jessey, cofondatrice de Sens commun. (Photo Albert Facelly.)
publié le 19 avril 2017 à 20h46

Oui, assure François Fillon, les adeptes de Sens commun ont toute leur place dans la majorité, et même au sein du gouvernement qu'il se propose de former. Cela dit, il tient à faire savoir qu'il «n'adhère pas à toutes les positions de Sens commun, ils le savent et me soutiennent, […] ce qui prouve qu'ils ne sont pas sectaires», assure le candidat dans le Figaro. Fillon ne serait donc pas tout à fait raccord avec cette organisation se définissant comme l'avant-garde d'une «révolution culturelle» qui rendra possible, un jour, l'interdiction de l'IVG.

«En même temps» pour et contre Sens commun ? Voilà une gymnastique qui n'a rien à envier à celle que la droite filloniste aime tant railler chez son rival Emmanuel Macron. Pour le camp Fillon, cette controverse sur l'influence de Sens commun intervient au plus mauvais moment. Ces derniers jours de campagne devaient être ceux du rassemblement, avec le soutien réaffirmé de Nicolas Sarkozy mercredi, suivi, le lendemain, d'un déplacement conjoint avec Alain Juppé. De quoi convaincre les électeurs perdus après la mise en examen de l'ancien député de la Sarthe ?

D’où vient Sens commun ?

Ce mouvement «conservateur», comme le définit sa cofondatrice Madeleine de Jessey, représenté au bureau politique de LR, est né dans la foulée de la mobilisation contre la loi Taubira. Le texte promulgué en mai 2013, certains opposants estiment que le cadre «apolitique» proposé par la Manif pour tous ne suffit plus. Parmi eux, Madeleine de Jessey, engagée chez les Veilleurs, ces adeptes de soirées de méditation sur «l'écologie humaine», et Sébastien Pilard. «Il était clair pour moi que l'engagement politique devait passer par un grand parti de gouvernement, et c'est naturellement qu'on s'est dirigés vers l'UMP», explique celui-ci. Sens commun, officiellement créé en novembre 2013, scelle une convention de double appartenance avec l'UMP : tout adhérent devient de fait membre du parti.

Sur le fond, le mouvement prône de revenir sur le mariage gay, de réserver l'adoption aux couples homme-femme ou encore d'aider les établissements hors contrat. Madeleine de Jessey résume : «Depuis la fin de l'ère Pompidou, la droite est culpabilisée par l'hégémonie culturelle de la gauche. Elle craint d'assumer ses valeurs.» Sens commun imagine d'imposer son credo conservateur à long terme : en 2016, son président, Christophe Billan, déplorait qu'on ne puisse «malheureusement pas appuyer sur un bouton et faire disparaître l'IVG. Celui qui dit ça aujourd'hui sait très bien que ça ne se fera pas demain. Il faut faire un travail de reconquête intellectuelle, culturelle et spirituelle». Sens commun et ses 8 000 à 10 000 adhérents n'en ont pas moins le sens des affaires. A la rentrée 2016, ils apportent leur soutien à Fillon pour la primaire de la droite. Plus proche d'un Jean-Frédéric Poisson, le mouvement préfère «un candidat susceptible de devenir président […] dont le programme est apparu le plus en cohérence avec nos idées, tout en offrant l'opportunité d'une réelle collaboration».

Que pèse-t-il ?

La foule, bravant les giboulées de mars sur la place du Trocadéro pour sauver la tête de Fillon ? C'est Sens commun qui est derrière, selon ses détracteurs. L'équipe de campagne, reconstruite en catastrophe après les défections en série de poids lourds de LR ? Phagocytée par Sens commun, assurent ceux qui sont partis. «Mais oui, et je les ai vus pratiquer des messes noires en buvant le sang de types de gauche les nuits de pleine lune !» balaye un proche de Fillon. Noyautage ou fantasme, la réalité est entre les deux. Le mouvement a bien activé ses réseaux en vue du rassemblement de soutien à Fillon au Trocadéro. «La différence entre les militants lambda et ceux de Sens commun, c'est que les nôtres ne se contentent pas d'adhérer, invoque Madeleine de Jessey. Notre atout, c'est aussi la relative jeunesse de nos membres, bien initiés aux réseaux sociaux et maîtrisant les codes de communication.» Au siège de campagne déserté par les soutiens de Juppé ou de Le Maire, des petites mains de Sens commun ont pris nombre de places vacantes. «Ils s'appuient sur des gens qui savent rester droits dans la tempête», se targue un cadre du mouvement. Pas de là à assister aux réunions stratégiques. Seuls deux noms figurent dans l'organigramme de campagne, dans le pôle «société civile» : Madeleine de Jessey, chargée de «la France silencieuse», et Christophe Billan, qui planche sur les questions de défense. En trois ans d'existence, le mouvement a infiltré les instances du parti, en raflant de nombreux sièges aux élections au conseil national de LR en 2016. Après la primaire, il a assis son implantation : chaque président de comité départemental de soutien à Fillon est flanqué d'un référent Sens commun. «Ils sont en caste, organisés, mais ne sont pas sur les postes d'influence», relativise un responsable de la commission d'investiture qui rappelle que, pour les législatives, le mouvement a obtenu 7 investitures. Loin des 96 dealées avec l'UDI.

Les fillonistes, eux, font valoir que leurs propositions n'ont pas bougé pour satisfaire Sens commun. «Trouvez-moi un point sur lequel notre projet a été modifié», met au défi Bruno Retailleau, coordinateur de campagne, par ailleurs proche du mouvement. Il cite l'exemple du mariage pour tous : Fillon veut revenir sur la filiation mais sans abroger le texte comme le voudrait Sens commun. Ce qui déçoit la présidente de la Manif pour tous, Ludovine de la Rochère. «Son programme sur la famille est archiclassique, voire banal», pointe-t-elle. Sébastien Pilard se veut, lui, en phase avec certains dirigeants LR : «On n'est pas tant éloignés que ça de responsables comme Wauquiez ou Retailleau.» S'il n'a pas amendé son programme, Fillon n'en lorgne pas moins l'électorat catho conservateur. Et a multiplié les messages, comme lorsqu'il est intervenu en juin 2016 dans un meeting en faveur des chrétiens d'Orient, ou se revendique «gaulliste et chrétien» pour rassurer sur son projet pour la Sécurité sociale.

Comment sa visibilité embarrasse le candidat ?

Dans l'économie de sa campagne, les derniers jours devaient être ceux de l'élargissement. Fillon entendait démontrer qu'il était bien resté ce «candidat de la droite et du centre». Mercredi, dans un entretien à la Voix du Nord, il lançait ainsi un appel à peine voilé à Jean-Louis Borloo, cet «homme de projet» dont la «capacité à faire» pourrait être «au cœur du prochain quinquennat». Le débat autour de Sens commun a parasité cette entreprise d'ouverture. C'est Fillon lui-même qui l'a relancé dimanche, sur Radio J, en répondant «pourquoi pas» à la question de savoir s'il envisageait de nommer des ministres issus de Sens commun. Cette réponse a réveillé les divisions. «L'arrivée de Sens commun au sein du parti a été une erreur, sa présence dans un gouvernement serait une faute», lâchait sur Twitter Dominique Bussereau, exprimant le point de vue de nombreux juppéistes. Laurent Wauquiez et Bruno Retailleau ont, eux, jugé que c'était une excellente idée. Pour Madeleine de Jessey, cette «diabolisation» servirait les intérêts du camp Macron, qui cherche à «faire de Sens commun une officine occulte et extrémiste pour tenter d'attirer l'électorat centriste».

Mercredi matin, François Fillon s'affichait au côté d'Alain Juppé lors d'une visite au siège parisien de la plateforme Deezer. Un rendez-vous crucial pour le candidat LR. C'était leur première rencontre depuis le glacial message de renoncement du maire de Bordeaux, le 6 mars. Juppé avait alors dénoncé «l'obstination» de Fillon à rester candidat en s'appuyant sur un noyau de militants «radicalisés». Les deux anciens Premiers ministres étaient accompagnés de plusieurs élus, notamment de Nathalie Kosciusko-Morizet et de Virginie Calmels, représentantes d'une droite libérale, très éloignée des anti-mariage pour tous. A défaut des tintements de casseroles qui auront accompagné la plupart de ses déplacements, Fillon n'aura pas échappé à un rappel de ses affaires : dans l'open space de Deezer, un geek facétieux avait orné son fond d'écran d'un comminatoire «rends l'argent !!!» Relancé avec insistance par les journalistes qui voulaient savoir s'il avait bien menacé, comme l'a écrit le Canard enchaîné, de passer «dans l'opposition» si Sens commun devait imposer sa ligne au gouvernement, le maire de Bordeaux s'est contenté de répondre qu'il ne se donnerait pas la peine de «commenter les ragots».