C'est l'histoire d'une sirène d'alarme visuelle, le premier coup de semonce que veut bien entendre Benoît Hamon après six semaines de campagne sans se retourner. Vendredi 10 mars, le candidat du «futur désirable» débarque au Havre pour parler d'Europe. Aux Docks Océane, 2 500 chaises ont été installées mais à peine 1 000 ont trouvé preneurs. Prévenu à la dernière minute, l'ancien ministre de l'Education pique une énorme colère en coulisses. Contre son équipe, contre ces socialistes qui partent chez Emmanuel Macron l'un après l'autre, contre cette campagne qui commence à lui échapper. «Moi je fais tout pour que ça marche et vous, vous faites tout péter», fulmine Hamon avant de tenter, pour une énième fois, de remettre du bois dans la machine.
Le grand bain
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Autant la logistique flotte – les messages «annule et remplace» de l'équipe vont rythmer toute la campagne par saccades – autant la stratégie est coulée dans l'airain : accord avec les écologistes contre un retrait de leur candidat Yannick Jadot – une première depuis 1969 – et, côté gauche radicale, siphonnage des voix de Jean-Luc Mélenchon. Sur le fond, le virage idéologique est là : VIe République, revenu universel d'existence, «taxe robots», sortie du nucléaire, enjeux écologiques du quotidien, cette lutte contre les perturbateurs endocriniens qui donne des boutons aux éléphants socialistes alors qu'elle parle à tous les parents de France… «Benoît Hamon a l'image du frondeur apparatchik, personne ne veut voir qu'il a changé», s'attriste la ministre de l'Education, Najat Vallaud-Belkacem.
Face à la gauche identitaire et sécuritaire, celui qui s'honore d'avoir été rebaptisé «Bilal Hamon» par la fachosphère se proclame «candidat de la République métissée», tout en refusant de devenir le candidat des banlieues où il y a pourtant tant de déception après les années Hollande.
«Gauche framboise»
«J'ai remis la gauche sur son axe historique», se félicitera le socialiste quatre jours avant le premier tour, place de la République. Après un quinquennat qui a brouillé les repères de son camp, tout est réuni pour faire enfin naître cette «gauche framboise», qu'espéraient Martine Aubry, Cécile Duflot et Marie-George Buffet dès 2008 : beaucoup de rose, un peu de rouge, de plus en plus de vert.
Pour capitaliser sur sa percée – il culmine à 18% d'intentions de vote la semaine de son investiture – Hamon est partisan d'une rencontre rapide avec Mélenchon. Dès le lendemain de sa victoire même. Mais son équipe l'en dissuade, persuadée d'être en position de force. Les vieux restes de l'hégémonie socialiste. «C'était une erreur, on aurait dû suivre l'intuition du candidat», se souvient Ali Rabeh, chef de cabinet de Hamon. Le feuilleton des négociations électorales avec les écolos et des rendez-vous pas pris avec Mélenchon va plomber tout le mois de février.
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«La politique ce n'est peut-être pas la guerre mais pourquoi décider d'un pacte de non-agression avec Mélenchon quand il est faible et l'attaquer quand il est fort», s'interroge encore Christophe Borgel, le Monsieur élections du PS. Taper, très fort, sur Emmanuel Macron, «candidat des lobbys et de l'argent», n'est pas non plus du goût de tout le monde dans l'équipe de campagne. Hamon reste ferme. A ses yeux, si on efface le clivage gauche-droite, «il sera remplacé par un clivage entre les bons et les mauvais», une division morale du monde dangereuse selon lui. L'affaire Fillon se charge d'occulter le reste, rendant impossible une campagne sur le fond.
Téléphones silencieux
Flanqué de Yannick Jadot et soucieux de ne pas se coller l'étiquette du bilan sur le dos, le candidat frondeur n'adresse aucun signal aux électeurs qui avaient choisi Valls, dont les trois quarts du gouvernement. «Il lui passait un seul coup de fil et Manuel était piégé», estime a posteriori le suppléant de l'ancien Premier ministre, Carlos da Silva. Obligé de soutenir, même de loin, son rival. Mais les téléphones restent silencieux. Nicolas Hulot, qui n'attend que ça, les ministres, les socialistes historiques ? Hamon ne rappelle personne.
«Toutes les 48 heures, un ministre part chez Macron. Donc ceux qui restent, quand il les croise dans la rue, faudrait peut-être leur dire bonjour», se plaint la ministre Laurence Rossignol en petit comité. «Il y avait la gauche plurielle maintenant on a le PS pluriel», ronchonne Stéphane Le Foll, qui, comme tous les proches de Hollande, aura tergiversé sur son bulletin jusqu'au bout sans prendre officiellement parti. Au vote utile, Hamon oppose «l'utilité du vote» et lance son slogan du «vote pour». Pour plus d'écologie, de justice fiscale ou d'Europe.
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Goutte à goutte d'acide politique, le «poison lent des défections» comme dit le candidat fait son œuvre. Il raille ces «oiseaux migrateurs» qui veulent passer cinq ans de plus au chaud chez Macron. Aux Antilles, Hamon croise François Rebsamen et Ségolène Royal. Lui en campagne, l'un et l'autre en vacances. Hamon en est persuadé : si les éléphants rejoignent En marche, c'est que Hollande les y a autorisés.
Une démocratie «humiliée»
«Qu'est-ce que je peux faire ? s'interroge Hamon devant ses proches. Rien. Ils ont décidé de me pourrir la campagne jusqu'au bout et ils vont y arriver.» D'ailleurs, Manuel Valls franchit le Rubicon à son tour. Au nom du «combat de sa vie», la lutte contre le Front national, l'ancien Premier ministre donne le signal du départ à tous ses partisans. Hamon explose : par ce geste, c'est la démocratie qui est «humiliée». Sous les verrières du QG de campagne, son entourage exulte pourtant. «On n'a plus les boulets aux pieds», veut croire le codirecteur de campagne, Jean-Marc Germain.
En réalité, après Le Havre et cette première salle vide, tout dérape. «On doit se réveiller ou le mois d'avril risque d'être très long», balance le candidat en réunion avec son équipe rapprochée. Comme un sursaut, le meeting de Bercy le 19 mars est aussi réussi sur la forme que sur le fond mais le lendemain, Hamon passe totalement à côté du premier débat télévisé entre les candidats à l'Elysée, laissant à Mélenchon tout l'espace pour attaquer la droite et séduire la gauche.
Au lieu de le porter, son credo sur l'intelligence collective le dessert dans une compétition où les électeurs sont à la recherche de leur sauveur républicain tous les cinq ans. «Plutôt que vous dire quel président je veux être, je vous pose cette question quel peuple voulez-vous être ? Belliqueux ou fraternel, autoritaire ou bienveillant», demande celui qui veut en finir avec la Ve République. Un peu trop tôt pour les Français visiblement.
Croisement des courbes
Le débat entérine ce que l'équipe de campagne redoute depuis dix jours : le croisement des courbes avec Mélenchon. Celui-ci arrive le lendemain, alors que le candidat est en meeting à Bruxelles, où il fait salle comble. Devant les journalistes, Hamon fait mine de ne pas avoir mal, brave encore les socialistes réticents : «Je ne suis pas un jeune candidat qui a besoin de papa, de maman, de tonton et de tata.» Le début du mois d'avril ressemble à un chemin de croix. L'ancien ministre de l'Education apparaît fatigué, enchaîne les interviews où il parle déjà de sa campagne au passé composé, répète que «rien n'est écrit» comme Manuel Valls quand la primaire se dérobait sous ses pieds.
Alors qu'il réussit son passage chez Laurent Ruquier dans On n'est pas couchés (France 2), il glisse sur la peau de banane ultime, annonçant qu'il voterait Mélenchon au deuxième tour. Même ses proches s'étranglent devant cette faute de débutant. Deux jours plus tard, rebelote : le lendemain du premier tour, il fait quoi ? «Une bonne sieste», laisse échapper un candidat exténué au micro de RTL. Le mal est fait.
«On nous voit comme les écolos : on a le meilleur programme, les gens nous trouvent sympas mais ils ne votent pas pour nous», réalise le député européen Guillaume Balas. Jean-Luc Mélenchon adoucit son discours vindicatif à l'égard de l'Europe et les menaces d'attentats finissent de bousculer le candidat socialiste, faisant craindre à certains une glissade fatale sous la barre des 5%. Synonyme de honte politique et de catastrophe financière pour le PS.
Des législatives à ne pas perdre
Dans la dernière ligne droite, Hamon s'amuse en surface, enfilant des filtres Snapchat à couronnes de fleurs hawaïennes et des costumes de toréador. Mais il revient surtout à tous ses fondamentaux : sorties thématiques, virées en banlieue, pique-nique à Trappes qui donne le sentiment que la page présidentielle est tournée – il y a très prosaïquement des législatives à ne pas perdre dans la foulée.
Et pour finir, road-trip dans cet Ouest de la France où la gauche est encore majoritaire, de peu, qui ressemble furieusement à une tournée des fêtes de la rose socialiste, pour préparer la suite et un dernier discours sur les terres de Jaurès, à Carmaux. Sur la place de la République mercredi soir, Benoît Hamon prévient : «J'ai tenu bon et je tiendrai bon. Je me battrai dimanche et je me battrai après.» En coulisses, après six mois sens dessus dessous, sa compagne, Gabrielle Guallar, laisse échapper un soupir.