De la banlieue parisienne à Marseille, et de Lille à Montpellier en passant par Rennes, des électeurs rencontrés à la sortie des bureaux de vote racontent à quel point il leur a été difficile de choisir entre les onze candidats. Peur d’un second tour Le Pen-Fillon, flou des programmes : certains ont fait leur choix définitif dans l’isoloir.
Marseille«Pour une fois, c’est plus ouvert»
Claude s'est posté devant l'entrée de son bureau de vote, situé dans les quartiers Sud de Marseille. L'entrepreneur de 35 ans attend sa sœur. «Elle, on pourrait la prendre pour le référent sud de Mélenchon», raille-t-il. Son aînée a tout tenté pour le convaincre de voter «insoumis», mais Claude n'y croit pas. D'ailleurs, il ne croit plus personne : «C'est le flou absolu. Pourtant, j'en ai bouffé de la presse… J'ai lu tous les programmes dans le détail et j'ai beaucoup discuté avec mes différents cercles : ma famille vote à gauche, mes copains de lycée sont tous fillonistes. Et puis y en a certains qui se tournent vers Macron…» Et lui ? Fillon et ses amitiés avec Sens commun le rebute. Le PS, son parti habituel, n'est pas à la hauteur. Exit Le Pen et Mélenchon, trop extrêmes. Reste Macron. «Dans tous les tests que j'ai faits, c'est lui qui ressort en premier, admet Claude. Mais quand j'ai lu sa profession de foi, je n'ai rien compris ! Ce mec n'est pas clair !» Sa sœur arrive enfin. «Tu veux que je t'aide ?» blague-t-elle. Claude piétine devant les bulletins des candidats. Le petit frère se marre, mais il a «la pression». «Depuis que j'ai 18 ans, j'ai toujours dû voter utile pour faire barrage au FN. Pour une fois, c'est plus ouvert, mais c'est aussi pour ça que c'est plus dur.» Joseph, lui, est tiré d'affaire. Une heure plus tôt, dans les quartiers Nord, il a réglé son compte au premier tour après deux semaines d'errance. Entre le vote du cœur (Mélenchon) et celui de la raison (Macron), l'ouvrier retraité a longtemps tangué. «Mais quand j'ai regardé les deux bulletins, ça m'a soudain paru évident. Ça suffit de rêver, je veux dormir ce soir : contre Le Pen, j'ai mis Macron !» Sa femme lui prend le bras : «Tu as bien fait. Mais arrête de penser que ta voix va tout changer !» dit-elle.
La fameuse voix qui compte, c'est aussi ce qui travaille Raphaël, électeur du centre-ville. Le jeune employé de bureau regrette un peu la primaire de droite et la légèreté de son bulletin Sarkozy. «C'était déjà dur de le voir perdre face à Fillon, mais avec les affaires qui ont déboulé en plus… Je fais une quasi-déprime !» Depuis janvier, il change d'avis tous les jours : tantôt fidèle à LR, tantôt écœuré par «la prise d'otage» opérée par le candidat de la droite. «Mais si tous les gens de droite ne votent pas Fillon, on va où ? Certainement pas vers l'alternance… Mais l'alternance vaut-elle ce prix ?» balance-t-il. Son passage dans l'isoloir sera pourtant expéditif. «J'ai voté raisonnable», tranche-t-il, bulletin Dupont-Aignan dans la main.
Dans le bureau des quartiers Sud, Claude, lui, a passé un bon moment derrière le rideau. Il sort finalement, un demi-sourire aux lèvres. «Pfff, suis quand même dégoûté de cette élection. Mais je suis fier de mon vote : j'ai voté… Arthaud ! Parce qu'au dernier moment, j'ai pensé à mon père trotskiste. L'héritage familial, quoi…»
Rennes«Mon sentiment reste l’énervement»
Jeune maman de 37 ans venue voter dans un bureau du centre-ville de Rennes avec son petit garçon, Jennifer et ses grands yeux bleus semblent remplis de questions, même après le passage dans l'isoloir. Que choisir entre ce qu'elle considérait comme un vote utile, le vote Mélenchon, et ses «convictions» incarnées par Poutou ? «On parle beaucoup politique à la maison, mais ce n'est que samedi que j'ai décidé de mettre de côté mes sentiments, confie cette employée d'une mutuelle d'assurance. J'ai des amis issus d'un milieu ouvrier dont les parents allaient voter Le Pen et qui ont changé d'avis pour Mélenchon. Je me suis dit, si même eux ils font ça et si on est nombreux… Ce sera toujours mieux que Fillon ou Macron, même si je n'aime pas sa posture d'homme providentiel et ses positions vis-à-vis de Poutine.»
Lui aussi partagé entre Poutou et le leader des «insoumis», Stéphane, travailleur social de 21 ans, avoue s'être décidé au tout dernier moment pour le second. Mais sans que cela ne lui apporte le moindre soulagement et qu'il se sente «concerné» plus que ça. «Mon sentiment reste de l'énervement», lâche-t-il, jugeant l'ensemble des candidats tous aussi incapables de changer quoi que ce soit à la marche du pays.
Jeune retraité rennais, Jean-Michel, qui aurait volontiers accordé son suffrage à Hamon en d'autres circonstances, avoue lui aussi une forme de désespérance. Des projections de dernière minute de sites de big data ayant donné Fillon au second tour face à Le Pen - pronostic ressenti comme un choc - ont cependant déterminé son choix. «Quand tu sais que le big data avait prévu l'élection de Trump aux Etats-Unis et que tu vois ça, ça coupe court à tout. Il faut voter utile !» explique cet électeur écolo-gauchiste de longue date pour qui le vote utile s'est finalement traduit par un bulletin Macron. «J'ai voté la mort dans l'âme, poursuit-t-il, c'est terrible d'être condamné à chaque fois à voter utile. Mais Mélenchon sans majorité parlementaire, c'était la cata ! On peut au moins espérer que Macron construise une majorité nouvelle qui nous sorte de la bipolarisation.»
Didier, grand gaillard de 56 ans, «employé de commerce», a lui aussi préféré Macron à Hamon, «pour ne rien regretter, au cas où…» précise-t-il. Cette décision a toutefois été moins douloureuse que pour d'autres : «Je naviguais entre les deux. Ceci dit, je me suis toujours senti social-démocrate et plus rocardien que mitterrandien. Macron, c'est un peu la continuité de François Hollande, ce qui me va assez bien.»
Lille«Je ne vais pas me gêner»
«J'ai longtemps hésité», dit Jean, étudiant qui habite dans le quartier Saint-Maurice, plutôt bourgeois, à Lille. Pas pour des raisons stratégiques : il n'a pas envisagé le risque d'un second tour Fillon-Le Pen. Mais pour sa première présidentielle, il s'est penché sur les programmes. «Macron n'est pas clair. Il brasse du vent. Poutou et Arthaud ne m'ont pas semblé réalistes. Mélenchon, lui, est le même depuis des années, et son programme me semble plus applicable. Plus encore que celui de Hamon.» Il a choisi Mélenchon. Ne craint-t-il pas un second tour Le Pen-Fillon ? «Dans ce cas-là, je voterai blanc.»
A Wattrelos, banlieue ouvrière de Lille, fief socialiste où le vote FN grimpe en flèche et où le maire a voté Macron, Messaouda avoue qu'elle a hésité entre Macron et Mélenchon jusqu'au dernier moment. Mais sans s'appuyer sur les programmes, ni sur une stratégie. «Je me suis décidée dans l'isoloir. Je les trouve bien tous les deux. Macron est un peu de droite. Il est jeune. L'argent, il l'a déjà, il peut diriger. Et puis j'ai fini par voter Mélenchon parce que je me suis dit qu'il avait un meilleur rapport avec les jeunes. Il n'a pas peur d'aller au clash.» Son fils Sabri a voté Mélenchon aussi : «Je verrais bien Macron ministre des Finances de Mélenchon», dit-il sans rire. Et si on se retrouve avec un second tour Le Pen-Fillon ? «Je n'irai pas voter.» Elle hausse les épaules. «Elle ne gagnera pas.»
A Saint-Maurice, Martine, chargée d'études à la retraite, n'a pas hésité. Elle a voté Macron. Pas pour faire barrage à un second tour Fillon-Le Pen mais parce que l'ex-ministre lui plaît. «Avant, je votais toujours socialo, mais je rêvais d'un candidat centriste. Mon mari me disait toujours que ça ne pouvait pas exister. Et voilà que Macron correspond à ce que je voulais. Alors je ne vais pas me gêner.» A Bondues, ville de droite de la banlieue lilloise, Anne était sûre de son vote Fillon depuis le début, mais parmi ses amis, certains hésitaient encore la veille du vote. «On a dîné ensemble à 11, et 6 qui auraient pu voter Fillon ne savaient pas pour autant pour qui voter à cause de ses affaires.»
Montpellier«Jamais vu ça, c’est un truc de fou»
«Ce qui m'a finalement décidé, c'est une image simple : j'ai essayé d'imaginer le gouvernement qui se formerait autour de Hamon et là, j'ai vu revenir tous les pires gars du PS. Alors je me suis dit, non, vraiment, non. Et j'ai voté pour Mélenchon», raconte Xavier, 39 ans, croisé dans un bureau de vote de Montpellier. Comme Xavier, d'autres électeurs semblent ébranlés par des semaines d'incertitude. «Hier soir, je ne savais toujours pas pour qui j'allais voter, confesse Marcelle, 84 ans, dans le quartier populaire de La Paillade. J'ai donc relu tous les programmes avant de me coucher. Et j'ai choisi celui qui faisait le plus de choses pour des gens comme moi, une dame âgée et veuve. D'habitude je vote plutôt FN, mais là non, j'ai finalement choisi un autre candidat…» Elle tait le nom, mais veut bien dire son prénom : «Nicolas.»
Frédéric, 47 ans, au seuil de l'isoloir, n'est toujours «pas sûr à 100 %» de son choix. «Pour moi, avril 2002 a été un tel traumatisme que je veux tout faire pour éviter qu'un tel scénario se reproduise, et que l'héritière de Jean-Marie Le Pen passe le premier tour.» Mais face au «vote utile» en faveur de Macron, qui lui semble s'imposer, Frédéric a bien du mal à faire taire son cœur. «Mélenchon est vraiment enthousiasmant. Avec lui, c'est un vrai souffle de gauche…» Michel, 58 ans, s'est aussi longuement questionné avant de glisser un bulletin Mélenchon. «Je me suis décidé dans la dernière ligne droite, après l'ultime apparition des candidats sur France 2, le soir de l'attentat. J'ai longtemps hésité avec Hamon, mais je le trouve trop transparent.» Jacques, 62 ans, vient aussi de se décider après avoir longtemps erré. «Je n'ai jamais vu ça, c'est un truc de fou, répète-t-il. Même la semaine dernière, personne autour de moi ne savait pour qui voter. J'ai opté pour Mélenchon, mais c'est chaud, pas sûr qu'il passe le premier tour…»
Aubervilliers et Pantin«Prendre en compte les rapports de force»
A 11 h 30, Eliane n'en revient pas : «Y a la queue !» Une vingtaine d'électeurs patientent le long des isoloirs de l'école Angela-Davis d'Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Cette ex-instit de 69 ans connaît bien les assesseurs. «Aux dernières élections, ils me disaient : "Qu'est-ce qu'on s'ennuie !" Ce matin, ils n'ont pas le temps de souffler.» Eliane n'a jamais douté qu'elle viendrait voter. Restait à savoir pour qui. «Les premiers débats, c'était pas la joie, soupire-t-elle en allumant une cigarette. Des vrais bonnets aux promesses pas claires, sans idées pour l'avenir. Il a vraiment fallu que je réfléchisse pour trouver le plus cohérent, le plus pragmatique, le plus positif.» Des amis «très militants» partisans de Mélenchon l'ont aidée à se décider. «Ils m'ont donné toutes les infos sur son projet.» Eliane a aussi glissé un bulletin Macron pour sa mère, qui ne peut plus se déplacer. Elle se marre quand on lui demande si elle a été tentée de voter deux fois Mélenchon. «Déjà que les politiques ne respectent pas leurs promesses, si on s'y met aussi…»
A Pantin, Jean-Luc en veut au PS de ne pas lui avoir donné de raison de voter pour lui. «C'est quand même dommage que le vote socialiste soit apparu au fil de la campagne comme de moins en moins utile», râle ce trentenaire au look soigné, chemise blanche et chaussures vernies. Comme «beaucoup d'électeurs de gauche», Jean-Luc a mis «énormément de temps à se décider». Hamon ? «Il a passé la campagne à courir derrière Mélenchon.» Macron ? «Trop libéral.» «Le couloir central qui reçoit habituellement mon vote n'est pas présent», résume ce cadre francilien. Son choix a pris forme vendredi, après la fusillade des Champs-Elysées. Jean-Luc a vu venir le «danger» d'un second tour Le Pen-Fillon. Un face-à-face entre le FN et une droite «sortie du cadre républicain depuis que Fillon a appelé à manifester contre l'autorité judiciaire». Pour se décider, Jean-Luc s'est résigné à se pencher sur «les rapports de force». Comprendre : les sondages. «Maintenant, lance-t-il, à vous de deviner si j'ai voté Macron ou Mélenchon.»