«Des connards.» Voilà comment, au soir du premier tour, Daniel Delomez, maire divers gauche de la petite ville d'Annezin, près de Béthune (Pas-de-Calais), a qualifié les 38 % de ses administrés qui ont voté pour Marine Le Pen. «Il est possible que je démissionne car je ne veux pas consacrer ma vie à des connards», a-t-il déclaré sous le coup de la colère à l'Avenir de l'Artois. L'hebdomadaire a relayé la phrase choc le soir même sur Twitter, où le maire s'est pris une bordée de compliments, et autant d'injures. Il a dit regretter le lendemain, trop tard. Lundi matin, son téléphone n'a pas arrêté de sonner, chez lui, et à la mairie. Des énervés d'extrême droite, des admirateurs de gauche, des journalistes. Chez lui, son épouse ne décroche plus.
Ce maire de 69 ans, ancien professeur d'histoire-géographie, père de deux enfants et deux fois grand-père, qui a un look à la Albert Jacquard avec son collier de barbe blanche, n'avait rien vu venir : «Je ne sais pas ce que c'est qu'un tweet, et je ne vais jamais sur Facebook», soupire-t-il. Il «regrettera toujours» le mot «connard». Mardi soir à l'issue d'une réunion avec ses adjoints, il a finalement décidé de rester maire, à «la demande» de ces derniers.
«Distinguo». «C'était un acte réflexe», explique-t-il lundi dans son petit bureau aux murs marron foncé, au rez-de-chaussée de la mairie de cette ville de 5 900 habitants. «J'ai du mal à concevoir que des gens votent Front national ici. On se connaît tous. Tout se passe bien. Il n'y a pas d'insécurité. Pas de problème de délinquance. Le chômage est autour de 12 %-13 %, pas pire qu'ailleurs. Les seules plaintes qu'on a, ce sont des soucis de voisinage.» Mais il a pris pour lui ces 38,07 %. Ce n'était pourtant pas une surprise, le Front national était déjà monté à 42 % aux régionales. «On venait de proclamer les résultats, je m'apprêtais à faire un discours pour remercier le personnel de mairie. Quelques personnes qui se réjouissaient m'ont perturbé. Et là, on m'a passé la journaliste au téléphone.»
Au café le Vincennes, près de la mairie, Bruno, le patron, tombe des nues : «Il ne fait jamais de vagues. On ne le connaît pas comme ça.» «Peut-être que quelqu'un l'a énervé ?» suggère Véronique, la patronne. Bruno : «Y'a pas 38 % d'imbéciles à Annezin, ni 21 % de connards en France ! Les gens font le distinguo entre le local et le national. La preuve, autour d'Annezin c'est les mêmes scores.» Il ouvre la Voix du Nord sur le comptoir. «Oblinghem, 37,9 %. Gosnay, 41 %. Auchel, 44 %. Chocques, 43 %.» Sans compter 52,2 % à Mazingarbe, près de Lens, encore plus fort que Hénin-Beaumont, à 46,5 %. «Y a un malaise en France.» Véronique montre le café vide : «Ici, les gens ne viennent plus que du 1er au 15 du mois.» Bruno grince : «Les corbeaux volent sur le dos, pour pas voir la misère en dessous.» Lui rêvait «d'une finale Le Pen-Mélenchon», pour «foutre le cul entre deux chaises à toute cette classe politique qui nous balade. Il faut bien que ça craque un jour».
Près du monument aux morts face au café, Yvan et Laure (1), lui cadre à la Sécu, elle infirmière, sortent de l'école où ils sont venus chercher leur fils. Ils ont voté Mélenchon. «Toute ma famille vote FN, dit Yvan. J'en suis malade. On est une terre de solidarité.» Il hésite à voter blanc. Elle veut voter Macron pour «faire barrage». Daniel Delomez ? «Un bon maire, rien à dire. Il a réagi à chaud, quand on réagit à chaud, on dit des bêtises.» Dans la rue d'à côté, un homme éméché sonne à une porte, et réclame un euro. «Pour du lait pour mon bébé. La CAF nous doit 250 euros.» Derrière la vitre, une vieille dame glisse une pièce par la fente du courrier, sans même ouvrir la porte. L'homme est au courant de la polémique autour du maire. «Avec tous les attentats, vous croyez que c'est normal ? fulmine-t-il. J'en ai marre des mosquées ! Si je m'appelle Mohammed, j'ai droit à tout, et si je m'appelle Sébastien, j'ai droit à rien !»
Daniel Delomez a été réélu avec 68 % des voix en 2014. Ce socialiste, fils de socialiste, ancien secrétaire de la section d'Annezin, a été encarté deux ans au PCF, «en 1988, quand Mitterrand a choisi Bernard Tapie comme ministre. J'étais jeune, j'avais encore des illusions».
«Gaffe». A Annezin, quand on lui demande de quoi il est fier, il évoque son relais d'assistantes maternelles, qui accueille 20 à 30 enfants. Un restaurant scolaire qui sort de terre, une vieille ferme réhabilitée pour en faire les ateliers techniques municipaux. Il avait pensé à démissionner il y a un an à cause de problèmes de santé. Une polio contractée à l'âge de 4 ans lui a laissé une jambe tordue, abîmée au point qu'il n'arrive plus à suivre un défilé du 11 Novembre sans souffrir. Il a rempilé quand il a vu que sa majorité municipale était prête à se déchirer.
On le sent un peu las. «Je n'aurais pas dû employer ces mots», répète-t-il. Une collaboratrice passe la tête par la porte entrebâillée : «C'est BFM TV, je leur dis quoi ?» Il se passe la main sur le visage. «J'ai fait une gaffe, j'assume.» Il vient de voter Mélenchon, et ce sera Macron au second tour. «C'est dur, mais le choix n'existe pas.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.