Plongée dans la France du ni-ni A droite : «Le candidat idéal n'existe pas, il faudrait un mélange»
A quatre jours du second tour, les électeurs de gauche se dispersent. Certains roulent à fond pour Emmanuel Macron, d'autres trottinent et mettent en avant leurs désaccords, leurs doutes. Et puis, il y a ceux qui refusent catégoriquement de voter pour le candidat d'En marche, malgré la présence au second tour de la candidate du Front national. Ils sont nombreux à opter pour l'abstention, le vote blanc, notamment parmi les 7 millions d'électeurs de Jean-Luc Mélenchon. La consultation de La France insoumise le prouve (36% pour le vote blanc, 35% pour le vote Macron et 29% pour l'abstention). A Marseille, Rennes, Lille ou à Bobigny, là où la gauche a réalisé certains de ses meilleurs scores, Libération a donné la parole à ces électeurs de gauche qui rejettent l'argument du front républicain. Souvent, Emmanuel Macron est taxé de «banquier libéral». Certains électeurs du premier tour lui demandent d'infléchir son programme dans un sens plus progressiste, en échange de leur voix. En vain. Le 21 avril 2002 n'a jamais semblé aussi loin.
A Marseille «Je vais m’abstenir, quitte à ne pas jouer leur jeu…»
Justine, 36 ans, est passée boire un verre avec des copains dans le centre-ville. L'élection est dans toutes les têtes. Justine fait partie de ces Marseillais qui ont voté Mélenchon au premier tour. «S'il ne passait pas, j'avais prévu de voter blanc en cas de duel Fillon-Le Pen, et pour Macron s'il était qualifié face au FN.» Mais le soir des résultats, elle change d'avis après avoir entendu Emmanuel Macron. «Son attitude arrogante, cette toute-puissance…, grimace la jeune femme. On nous dit que l'heure est grave, mais si c'est le cas, on ne fête pas comme ça la victoire !» Justine est en colère, mais le bruit grandissant de l'abstention autour d'elle et la crainte d'un score serré la font douter. «Je suis convaincue que je dois voter blanc, mais plus ça va, plus je suis envahie par la peur… J'essaie de ne pas y céder, mais ce n'est pas facile. Pour l'instant j'attends, j'écoute. Et j'y pense tous les jours.»
Abdul non plus n'est pas serein dans son choix. «Je suis encore en réflexion», confie le quadra, qui travaille dans un cinéma des quartiers Nord de Marseille. «J'ai toujours lutté contre le Front national, je sais aussi que le public qui vient dans mon cinéma serait concerné au premier chef si Marine Le Pen était élue. La culture, le FN s'en tape ! Bien sûr que j'y pense… Mais en face, Macron, je n'aime pas du tout son côté banquier arriviste. J'ai peur de ce qu'il propose pour l'emploi.»
Ce lundi matin, Abdul a rejoint sur la Canebière le cortège des «insoumis», qui s'apprête à défiler pour le 1er Mai. Stefan, 44 ans et «précaire de l'éducation nationale», est déjà sur les dents, badge CGT à la boutonnière : «Moi, je ne vais pas voter blanc, je vais m'abstenir. Quitte à pas jouer leur jeu…» Des griefs contre Macron, il en a beaucoup. «Je ne peux pas voter pour des gens qui ont saccagé les droits des travailleurs. J'ai jamais été dans la pureté, quand il a fallu se salir les mains, je l'ai fait : j'ai voté Chirac en 2002, Hollande en 2012… Mais tout ça entretient le vote FN. Ça alimente l'idée que droite ou gauche, c'est pareil. Alors soyons clairs : aucune voix pour Le Pen, mais pas lui !»
A Lille «Je compte sur le vote des autres»
Dans la manif lilloise du 1er Mai, Emmanuel Macron n'explose pas les chiffres de popularité. L'abstention, elle, ne manque pas de candidats. D'autres, à l'image d'Emilie, travailleuse sociale et militante «insoumise», voteront blanc. Et si Le Pen gagne, des regrets ? «Non, parce que ce ne sera pas de ma responsabilité. Je reste insoumise et je prépare les législatives.» Un prof de gym dans les quartiers populaires de Lille pousse son vélo. Il votera blanc aussi. «Ce qui amène le vote Le Pen, ce sont les politiques libérales. Voter Macron pour contrer Le Pen, c'est créer les conditions pour qu'elle soit encore plus forte dans cinq ans. Ce qui est important, c'est la rue. Si elle passe, il y aura une grosse réaction.» Et le risque d'atteinte au droit de grève ou de manifestation si le FN est au pouvoir ? Il s'agace : «Et le 49.3 pour la loi El Khomri, ce n'était pas une atteinte au droit de grève ? Et cette loi, elle ne grignote pas nos droits ? Vous trouvez que c'est très démocratique le 49.3 ? L'épouvantail du FN est une illusion pour nous détourner de ce que sont le capitalisme et le libéralisme.» Amandine, qui tente de monter sa boîte de création de meubles, refuse de voter Macron, «trop libéral». Et le danger FN ? «Même s'il n'est pas au même niveau, Macron est dangereux aussi.» Elle conclut : «Je veux être coupable de n'avoir pas choisi la merde dans laquelle on est.» Derrière elle, une manifestante s'agace : «Il ne faut pas qu'on pense que tous les insoumis votent blanc ! Moi, j'irai voter Macron.» Francis, cadre dans la culture, regardera les sondages. «C'est un peu égoïste , mais je compte sur le vote des autres. Sauf s'il perd deux points par jour, comme en ce moment. Il est tellement nul qu'il va peut-être avoir besoin de ma voix. A 60-40, je voterai blanc. A 52-48, je me poserai la question. Je suis conscient que les conditions de lutte ne seront pas les mêmes sous Macron ou sous Le Pen.»
A Rennes «Réduits à être des bulletins de vote»
Olivier, 55 ans, cultive son potager bio dans un quartier résidentiel. Il a voté Mélenchon au premier tour et il votera «blanc au second». «Je me souviens comment Chirac a jubilé de manière indécente en 2002 avec ses 82 % des voix face à Jean-Marie Le Pen et je n'ai pas envie que ça se reproduise.» Pour lui, l'option du vote blanc est d'autant plus évidente qu'il n'envisage pas une seconde une victoire de Marine Le Pen. «Arithmétiquement, ce n'est pas possible. Certes, si elle arrive à 48 %, elle va jubiler elle aussi, mais ça durera quinze jours et on n'en parlera plus.» Déçu de François Hollande, qu'il accuse d'avoir mis en œuvre une «politique de droite» quand la majorité des gens réclamaient «plus de gauche», cet intermittent du spectacle juge les deux candidats «aussi nocifs l'un que l'autre». «Macron se dit républicain mais ce n'est que de la cosmétique, c'est un pur produit des classes dirigeantes, des grands patrons, des milliardaires, des patrons de presse et des lobbies bruxellois qui n'ont jamais été élus au suffrage universel. Et tous ces gens-là nous emmènent vers la catastrophe.»
Moins virulente, Isabelle, 23 ans, étudiante en droit déplore à voix haute qu'Emmanuel Macron ne donne pas davantage de gages aux électeurs de gauche pour les inciter à voter pour lui. «On a l'impression qu'il n'y a pas d'autres possibilités qu'un ralliement total et sans condition, qu'on en est réduit à être des bulletins de vote, déplore-t-elle. On a le sentiment que sa victoire est acquise et qu'il n'a plus besoin de prendre des engagements. J'espérais autre chose, davantage de respect pour les électeurs de gauche.» Isabelle rejette avec force le «programme extrêmement violent» de Marine Le Pen et aussi «la violence édulcorée, cachée» des projets d'Emmanuel Macron. Du coup, elle s'abstiendra. Et si le FN arrive au pouvoir ? L'étudiante minimise et table sur les «mécanismes constitutionnels» et les contre-pouvoirs pour empêcher «une catastrophe totale». Elle juge «insupportable les leçons de morale de personnes économiquement privilégiées» qui se désintéresseront de la chose publique dès les élections passées. «J'ai l'impression que le FN est toujours là comme dernier repoussoir pour que rien ne change et ça aussi, c'est très embêtant.»
A Bobigny «Si le FN est aussi haut, ce n’est pas de notre faute»
La nuit, des voitures en double file, et des restaurants à la pelle. L'avenue Louis-Aragon, à Bobigny, affiche complet, comme tous les week-ends. Les jeunes de la commune et des alentours (Le Blanc-Mesnil, Drancy, Pantin, Aulnay) se tassent pour casser la croûte. Rafik est posté au fond de la salle. Près de lui, Ludovic et Ibrahim. Ils guettent le serveur. L'appétit grandit et la commande traîne. On lance le second tour de la présidentielle au milieu du brouhaha. Dimanche dernier, Rafik a voté pour Jean-Luc Mélenchon. Il aime son «style», son verbe. Selon lui, le candidat de La France insoumise dégage de la «sincérité». De son côté, Ludovic, qui «n'a jamais cru en la politique», a glissé un bulletin Poutou «pour le fun». Ibrahim est resté chez lui. «Comme toujours», dit-il. Ce peintre en bâtiment n'a voté que deux fois. C'était en 2002. Il avait donné sa voix à Lionel Jospin «sans savoir pourquoi» et au second tour, il avait voté Chirac car «tout le monde devait le faire à l'époque». Aujourd'hui, il ne sait pas s'il est encore inscrit sur les listes électorales. Et il n'a pas l'air de s'en soucier. Aucun des trois trentenaires ne se déplacera dimanche prochain pour le second tour. Ils se montrent surpris lorsqu'on leur demande de se justifier. Ibrahim botte en touche : «Je n'ai pas voté au premier tour.» Et la présence de Le Pen : «Ça vous surprend, vous ? Je ne vote pas mais je regarde les infos. Ça fait des mois que tout le monde dit qu'elle sera au second tour… Ce n'est pas une surprise et ça ne change rien à ma vie.» Rafik, le plus grand en taille, grimpe dans le ton. La peur «du méchant loup FN» l'agace : «On ne marche pas au chantage, en démocratie on fait ce qu'on veut. Je déteste Marine Le Pen mais elle ne me fait pas peur. S'il faut la combattre, je suis prêt et je crois que je ne suis pas le seul. Mais Macron, hors de question, il ne me donne pas envie.» Trop «jeune», trop «banquier», dit-il. Les mots défilent et les burgers arrivent. Silencieux, Ludovic met un terme à la discussion : «On peut en parler des heures, ça ne changera rien. Dimanche, c'est sans nous. Si le FN est aussi haut, ce n'est pas de notre faute et si elle gagne on sera tous d'accord pour dire qu'on est dans la merde.»