Ancien directeur de campagne de Benoît Hamon durant la primaire et l'élection présidentielle, Mathieu Hanotin est actuellement conseiller départemental de la Seine-Saint-Denis en charge des sports et de l'organisation des Jeux olympiques et membre du bureau national du Parti socialiste. Il était également député de Saint-Denis, Pierrefitte et Villetaneuse lors du précédent mandat. Depuis le 21 avril 2002, son parcours s'est progressivement rapproché de celui de Benoît Hamon. En 2014, ils se retrouvent ensemble aux côtés des autres «frondeurs» de l'Assemblée nationale. Il fut également l'un des premiers soutiens du candidat. Il livre dans Libération le journal de cette campagne atypique vue de l'intérieur.
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La fuite en avant de Fillon
Mardi 28 février. Nous sommes au QG dans le bureau de Benoît en train de choisir la couverture du livre qui sortira dix jours plus tard. Mon portable se met à vibrer. On m’annonce l’imminence de la mise en examen de François Fillon. Je pars à la pêche aux infos. «C’est pour bientôt», me confie un journaliste, peut être demain ou après-demain. Voilà qui risque de relancer les polémiques puissance 10 si c’est confirmé. Tout le monde garde en tête l’attaque de Fillon contre Nicolas Sarkozy lors de la primaire de droite : «Imagine-t-on le Général De Gaulle mis en examen ?». Tout le monde se souvient aussi de sa déclaration sur TF1. Dans la foulée des premières révélations du Canard en janvier, il a annoncé son retrait en cas de mise en examen.
Comment pourra-t-il tenir dans ces conditions ? Le lendemain matin, les choses s’emballent. La nouvelle est confirmée. Fillon annule sa venue au Salon de l’agriculture. Il annonce dans la foulée une conférence de presse pour la mi-journée. Rumeurs et supputations vont bon train. Juppé aurait été vu à la gare de Bordeaux tôt le matin. Penelope Fillon aurait tenté de se suicider. Juppé, Sarkozy, Baroin… les hypothèses de remplacement les plus folles s’échafaudent au grand jour. Benoît parti pour la Bretagne, je suis resté au QG. Avec Jean-Marc Germain, dans notre petit bureau adjacent à celui du candidat, nous tentons d’envisager toutes les options. Fillon est devant le mur. Ça risque de virer à la boucherie s’il se maintient envers et contre tout. Il ne pourra plus mettre un pied dehors sans se trouver conspué. En même temps, qui voudra reprendre le flambeau dans de telles conditions ? Redémarrer une campagne si tard paraît assez improbable.
Toutes nos questions s’envolent dès les premiers mots de la déclaration de Fillon. Il a choisi la fuite en avant. Et la radicalisation qui va de pair. Sa mise en cause de la justice et des institutions apparaît proprement scandaleuse pour un homme qui aspire à gouverner. Il reprend quasiment mot pour mot l’argumentaire complotiste de Marine Le Pen dans ses diatribes les plus populistes. Je ne parle même pas de son appel, aux relents factieux, à battre le pavé de la place du Trocadéro.
Tout cela nuit à notre campagne. Encore une journée gâchée. C’est le premier déplacement commun avec Yannick Jadot depuis son retrait. Nous entendions profiter de cette journée pour tourner positivement la page de la séquence Mélenchon. Au programme, de nombreuses visites à travers les côtes d’Armor et le Finistère. Une étape nous tient tout particulièrement à cœur : Lannion et ses sables coquilliers. Un collectif d’associations se bat de longue date pour empêcher leur extraction qui provoque des dégâts irrémédiables sur la faune sous-marine locale. Macron est très mal à l’aise sur le sujet. Il a signé le permis quand il était ministre. Un bel exemple pour incarner notre ambition écologique, mais aussi notre volonté de lutter contre les lobbys industriels. Environnement, donc, mais pas seulement. Aujourd’hui, Benoît prévoit des annonces fortes sur la question des services publics et des fonctionnaires. Les propositions sont détaillées, travaillées de longue date par les élus locaux au sein de leurs associations. Parmi celles-ci, une mesure phare : la garantie de service public. Pour lutter contre la désertification, en particulier dans les zones rurales, nous nous engageons à voter une loi garantissant à chaque citoyen de se trouver à trente minutes maximum de chaque service public. Elle a pour vocation d’être opposable aux fermetures d’hôpitaux, d’école, de maternité, de caisses d’allocations familiales… Une proposition emblématique pour recoudre les fractures territoriales, très attendue par notre tissu d’élus locaux ruraux subissant le désengagement de l’Etat depuis trop longtemps. Ils n’en seront que plus mobilisés. Mais Fillon oblige, ce beau projet passera à la trappe médiatique et personne n’en entendra jamais parler.
L’inquiétude que Jean-Marc et moi éprouvons avec en ce début d’après-midi dépasse largement le retentissement de la journée. Depuis ce matin, c’est foutu. On le sait, il n’y a rien à faire. Un boulevard s’ouvre pour Macron. Depuis un mois, l’affaire le dope artificiellement. Ce nouveau rebondissement risque de l’installer pour de bon dans la place de finaliste.
De la résistance passive au sabotage actif
Le maintien de François Fillon aura une autre conséquence dramatique pour nous. Il servira de catalyseur au sabotage assumé de la campagne Hamon. Jusqu’ici l’offensive se résumait à un florilège de déclarations sur les doutes des uns, les inquiétudes des autres. Les changements de lignes souhaités ou exigés. Le nécessaire soutien du bilan.
Seuls quelques aigris bien connus attaquaient brutalement Benoît. A leur tête, le premier sbire de Manuel Valls, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat en charge des relations avec le Parlement depuis 2014. L’homme qui menaçait toutes les semaines les députés hésitants. Pour obtenir des majorités, il ne reculait devant aucune pression. Son surnom de «Ministre des Tensions avec le Parlement» n’est pas usurpé.
Aujourd’hui, il explique à qui veut l’entendre que Benoît est «radicalisé». Dans notre pays si durement touché par le terrorisme islamique, ces mots ne semblent clairement pas choisis au hasard. Le Guen est l’incarnation de la dérive néo-conservatrice d’une partie de la gauche. A l’écouter, il paraît souffrir d’un syndrome du prisonnier. Ses choix de jeunesse, à gauche, l’ont naturellement conduit au Parti socialiste. Aujourd’hui, je peine à déceler ce qui le rattache aux valeurs de fraternité et de solidarité portées par notre famille. Je suis sûr qu’il se demande même ce qu’il fait de ce côté de l’échiquier politique. Sans être télépathe, je pense qu’il regrette ses choix passés l’empêchant d’assumer pleinement ses valeurs libérales.
Il a récemment quitté le PS et la vie publique. Je ne le regretterai pas. Le Guen incarne tout ce que je déteste en politique. Absence de convictions, brutalité, fascination pour le pouvoir. Il est devenu courtier en assurances. Le costume lui va tellement mieux que celui d’homme d’État.
Tant que Le Guen monopolisait les attaques, elles ne représentaient pas un grand danger pour nous. Mais tout début mars, je reçois plusieurs informations concordantes indiquant que le clan Valls se décide à précipiter les choses. Le 28 février, ce dernier a convoqué une réunion de ses supporters pour montrer qu’il ne comptait pas rester inactif. En pleine campagne, c’est du jamais vu. Le simple fait d’organiser cette réunion prend déjà des allures de sédition. L’un de ses anciens soutiens me révèle que Valls s’abrite derrière l’intérêt général tout en passant son temps à chauffer ses troupes contre Benoît. En coulisses c’est encore pire, ils débattent sans se cacher du meilleur moment pour appeler à voter Macron. «Meilleur» signifiant ici celui qui endommagera le plus efficacement la campagne du candidat PS.
Quelques jours plus tard, je déjeune discrètement dans une crêperie proche de la tour Montparnasse avec un observateur attentif de la vie politique. La menace se fait plus précise. Ils vont en faire des caisses sur Fillon. Ils expliqueront partout que le second tour ne peut opposer un voleur à une fasciste. Ils pousseront des cris d’orfraies sur la République en danger. Jusque-là, je ne suis pas surpris. La suite en revanche m’alerte. Il se prépare un gros coup du côté de chez Macron. Je ne sais pas de qui il s’agit mais un soutien de poids lui sera apporté à gauche. Une caution inespérée pour le camp Valls. Ensuite, la chasse sera officiellement ouverte. Collomb est à la manœuvre. Il fait le lien avec les vallsistes et les hollandais. Cette dernière information crédibilise le reste.
Quelques jours plus tôt, à Bobigny, j’ai croisé mon collègue vice-président du département de Seine-Saint-Denis, Emmanuel Constant. Il affichait le sourire de ceux qui ont une bonne histoire à raconter. Il venait de recevoir un coup de téléphone de Jacques Maheas. Fidèle de l’aile droite du Parti, soutien de Valls à la primaire, il ne fait pas mystère de son intention de soutenir Macron. Maire de Neuilly-sur-Marne depuis 1977, ancien député, ancien sénateur, le mot cacique semble avoir été inventé pour lui. Emmanuel est, quant à lui, élu de Noisy-le-Grand, la ville voisine. Ils se détestent cordialement. Il est donc particulièrement surpris de voir s’afficher «JM Neuilly» sur l’écran de son téléphone. Curieux, il décroche néanmoins. «Salut, Emmanuel!» lance Maheas d’un ton anormalement jovial. «Je t’appelle pour te faire le point sur les législatives». Emmanuel est perplexe. Maheas enchaîne. «Je pense qu’à part Hanotin et Goldberg on peut récupérer tout le monde. De toute façon, s’ils ne viennent pas, on pourra les dégommer facilement. J’ai déjà eu Gérard au téléphone mais ça serait bien qu’il en appelle certains directement pour leur parler de la suite.»
Une lumière s’allume dans l’esprit de Constant. Il parle de Gérard Collomb et surtout il croit appeler Emmanuel… Macron. Le monologue de Maheas continuera quelques minutes puis il raccrochera, persuadé d’avoir briefé le candidat d’En Marche sur la situation politique interne du PS dans le 93. J’accorde peu de crédit aux fanfaronnades de Jacques Maheas en ce qui concerne sa prétendue emprise politique sur la Seine-Saint-Denis. Cette conversation qui n’aurait jamais dû me revenir aux oreilles confirme en revanche le rôle d’agent de liaison de Collomb pour tous ces socialistes en mal de trahison.
La montée en puissance de notre campagne
Envers et surtout contre tout, notre campagne s’organise. En un mois le travail abattu s’avère considérable. Autour de Guillaume Balas et Nicolas Matijasyk, les experts, et notamment Julia Cagé, ont fait un boulot extraordinaire. Tout le programme a été revisité, chiffré, crédibilisé. Thomas Piketty rédige la base d’un futur traité démocratique européen. Eric de Montgolfier, l’ancien procureur de la République, met la dernière touche au programme Justice. Mais la mesure qui a particulièrement évolué, c’est le revenu universel. Benoît a toujours affirmé que sa mise en place se ferait par étapes. Pendant la primaire nous avions annoncé que le RUE concernerait d’abord tous les jeunes et les personnes aujourd’hui éligibles au RSA. Le revenu universel a séduit dans sa philosophie. Mais la crainte que cette mesure incite à ne plus travailler s’est ancrée chez nos concitoyens. Toutes les études menées sur des expérimentations à l’étranger montrent le contraire, mais toujours est-il qu’il nous faut dissiper les doutes.
Julia Cagé propose donc à Benoît de faire évoluer la première étape afin que la mesure devienne une sorte de garantie universelle de revenu et une source de pouvoir d’achat complémentaire pour des millions de Français. Un plancher de revenu de 600 euros, porté à 750 avant la fin du mandat pour les personnes sans ressources. Les étudiants y sont évidemment éligibles. C’est l’une de nos premières préoccupations. Aujourd’hui ils sont plus de deux millions. Un tiers d’entre eux ont besoin d’un salaire pour financer leurs études. Leur taux d’échec est bien plus important que la moyenne. Une aberration du système. Ces jeunes se trouvent contraints de travailler au détriment de leurs études alors que plus de trois millions de personnes sont au chômage. Donner ce revenu aux étudiants permettrait de libérer immédiatement une grande partie de ces centaines de milliers d’emplois. Assurément, ça serait plus efficace que le CICE de Hollande et Macron ou encore que toutes les autres mesures visant à faire baisser le coût du travail que nous avons connu depuis quinze ans. Le caractère novateur de cette nouvelle proposition vient avec l’élargissement de l’assiette des bénéficiaires potentiels. Comme le revenu n’est plus alloué de manière universelle à tous les jeunes de moins de 25 ans, il peut aussi s’adresser à ceux qui vivent mal de leur travail.
Dans cette version, le revenu universel diminue progressivement à mesure que les ressources augmentent. Il faut finir les calculs, nous explique Julia, mais cette nouvelle configuration donnera du pouvoir d’achat supplémentaire à tous ceux qui gagnent moins de 1800 euros net par mois. Coût estimé : 30 milliards d’euros. Nous sommes dans l’épure, même en deçà. Notre version initiale se situait autour de 40 milliards. Ainsi retouché, le RUE perd un peu de son attrait comme mesure choc d’accompagnement du phénomène de raréfaction du travail, il gagne par contre en intérêt immédiat et direct pour un beaucoup plus grand nombre de nos concitoyens. La mi-mars approche sonnant la période clé de la campagne. Cela commencera par le passage de Benoît à l’Emission Politique, le 9 mars. Le lendemain, son livre sera en librairie. Le 16, il présentera son programme détaillé, imprimé à 12 millions d’exemplaires. Notre grand meeting se tiendra à Bercy, le dimanche 19. Et le 20 aura lieu la grande confrontation sur TF1. Au milieu de tout ça, des meetings de taille moyenne à organiser au Havre, aux Antilles et à Nice. Après Bercy, nous nous lancerons dans un tour de France des capitales régionales. Le programme est dense mais notre équipe tourne maintenant à plein régime. Le pôle déplacement se montre hyperréactif. Nos équipes de riposte numérique sont affûtées. La communication est originale et décalée. Les argumentaires sortent à la demande. Le programme se stabilise. Les politiques s’investissent, ceux qui le souhaitent en tout cas. Localement, la plupart des problèmes semblent derrière nous. Après ce terrible mois de février, nous avons le sentiment d’être enfin prêts pour la bataille.