Ancien directeur de campagne de Benoît Hamon durant la primaire et l’élection présidentielle, Mathieu Hanotin est actuellement conseiller départemental de la Seine-Saint-Denis en charge des sports et de l’organisation des Jeux olympiques et membre du bureau national du Parti socialiste. Il était également député de Saint-Denis, Pierrefitte et Villetaneuse lors du précédent mandat. Depuis le 21 avril 2002, son parcours s’est progressivement rapproché de celui de Benoît Hamon. En 2014, ils se retrouvent ensemble aux côtés des autres «frondeurs» de l’Assemblée nationale. Il fut également l’un des premiers soutiens du candidat. Il livre dans Libération le journal de cette campagne atypique vue de l’intérieur.
Bercy, les derniers préparatifs
Le meeting de Bercy s’annonce comme un quitte ou double.
Je passe la majeure partie de mon temps en compagnie de notre grande prêtresse de la mobilisation et mon âme sœur de Seine-Saint-Denis, Tania Assouline. Elle n’est pas seulement organisée, elle incarne le concept. Rien ne lui échappe. En arrivant au bureau national de l’Unef en 2001, je suis devenu son adjoint en charge de l’action du syndicat sur la région parisienne. Depuis nous ne nous sommes plus quittés. Nous avons déménagé en Seine-Saint-Denis la même année. Elle à Montreuil, moi à Saint-Denis. Chacun à un bout du département où nous avons animé les différents courants de l’aile gauche du PS.
Une formule de Gramsci maintes fois citée dans les discours de gauche énonce qu’en politique, il faut avoir le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Cette formule semble avoir été inventée pour nous. Le côté Saint Thomas de Tania la pousse à ne jamais prendre une bonne nouvelle pour argent comptant. A l’inverse, je tente toujours d’ouvrir la prochaine porte, persuadé de tomber sur une heureuse surprise. On se parle, on s’écoute, on se respecte. Bref, nous formons un vrai binôme.
Régulièrement je passe vérifier le compteur d’inscription au meeting qui tourne en direct sur l’écran d’accueil de son ordinateur. 4200, 6500, 7800… Jour après jour, ça augmente. Le mardi 14 mars, elle vient me voir dans mon bureau, son Mac sous le bras. Je remarque tout de suite son sourire en coin. Sans rien dire, elle ouvre l’ordinateur et le tourne vers moi. 10 023. Mieux que Hollande au Bourget. Nous avons passé le premier palier. Il nous reste maintenant quatre jours pour doubler la mise et remplir Bercy.
Pour frapper un grand coup dimanche prochain, il nous faut une salle bondée et LE grand discours de Benoît Hamon, celui qui le fera changer de stature aux yeux de l’opinion.
Benoît a sollicité Medhi Ouraoui, l’ancien directeur de cabinet d’Harlem Désir alors premier secrétaire du PS. Après s’être fait beaucoup d’ennemis à ce poste, il s’est ensuite replié dans son Pays basque natal et a un peu disparu des écrans radar du Paris politique. Il faut préciser que la finesse de sa plume n’a d’égal que son mauvais caractère. J’avais déjà eu maille à partir avec lui et n’étais donc pas franchement convaincu quand Roberto Romero nous a proposé cette collaboration. J’avais tort.
Medhi n’a pas son pareil pour convoquer une émotion forte en quelques lignes. La première partie du discours nous parvient quelques jours plus tard. Elle traite de la clause Molière au cœur de l’actualité depuis que les présidents de région de droite, notamment Valérie Pécresse et Laurent Wauquiez, ont affirmé leur volonté de l’imposer dans leurs marchés publics. Pour nous, il s’agit surtout d’une manière déguisée d’instaurer une forme de préférence nationale chère à l’extrême droite. Benoît souhaite en faire l’un des moments importants de son discours. Medhi en appelle alors à la mémoire de ceux et celles venus de tous horizons qui ont sué sang et eau pour bâtir notre pays. Là se trouve le véritable ciment de notre culture nationale. La clause «Molière» deviendra la clause «Tartuffe» dans la bouche de Benoît. Dès la lecture de ces premières lignes, je sais qu’on tient le bon bout.
Mehdi n'est pas seul. Un discours comme celui-ci est nécessairement une œuvre collective. Stéphane Delpeyrat, le Landais, maire de Saint-Aubin et président du groupe socialiste de la Nouvelle Aquitaine y ajoute sa patte. David Assouline assure la coordination d'un dispositif compliqué construit autour de personnes disséminées aux quatre coins de la France. La touche finale du discours, avant que Benoît n'en réécrive lui-même une bonne partie, est apportée par un contributeur de luxe : l'essayiste Raphaël Glucksmann. Ils se sont rencontrés il y a peu de temps mais le feeling a été immédiat. Sur le ton de la boutade, Benoît l'a prévenu qu'il le solliciterait et l'auteur de Notre France l'a pris très sérieusement. Le voilà donc au travail, en tête à tête avec Benoît dans son bureau. Sans rien demander, sans attendre aucune reconnaissance, juste pour être utile et fidèle à ses convictions. Chapeau bas.
Le samedi 18 mars au matin, toute l’équipe est convoquée à Bercy. Il y a un million de tâches à coordonner. La check-list fait sept pages. Mon rôle consiste à hiérarchiser et à trancher. Où place-t-on les VIP ? Qui prend la parole, à quel moment et à quel endroit sachant que Benoît sera le seul orateur à monter sur scène ? Comment gérer la presse ? Installe-t-on oui ou non un écran géant à l’extérieur ? Quel film choisir pour faire monter l’ambiance ?
Les mêmes questions se posent à chaque meeting, mais format XXL aujourd’hui avec obligation de résultat.
En début d’après-midi, je demande à Tania un dernier point sur la mobilisation. D’ici peu se posera la question la plus difficile : la configuration de la salle. Tout le monde est hanté par le raté du meeting du Havre. Beaucoup veulent jouer la sécurité.
Bercy se module facilement jusqu’à 24 heures avant. Le jour même, on peut choisir de ne pas ouvrir les tribunes du dernier étage mais c’est à peu près tout. Il est 15 heures. Il faut décider. 12 000 ou 20 000 ? Soit on installe des chaises partout dans la fosse, soit on la laisse en mode concert avec tout le monde debout. Le compteur annonce un peu plus de 15 000 personnes. 2 800 personnes doivent arriver en bus. Le compte n’y est pas tout à fait. Les inscrits seront-ils au rendez-vous ? C’est l’éternelle question. On n’a pas fait tout ça pour laisser 2 000 places vides. Mais a contrario, les images d’une foule dense et joyeuse ne seront jamais les mêmes si on a un public sagement assis qui se lève ponctuellement.
Vingt personnes attendent ma réponse. Les différentes options défilent dans ma tête. Si l’appréciation retenue demain soir est «pas mal», ça ne nous permettra pas de rebondir. Il faut créer un effet «Waow». Que tous les journalistes soient convaincus en sortant qu’il s’est passé quelque chose. Que les milliers de participants se transforment en autant d’ambassadeurs déterminés. Nous devons prendre ce risque. On y va. Configuration maximale.
A 17 heures, tout semble calé. Benoît arrive. Il doit répéter son discours. Nous voulons garder l’effet de surprise jusqu’au bout. Les journalistes cherchent par tous les moyens à connaître le contenu de ce qu’il dira le lendemain. Pour éviter les fuites, nous décidons d’évacuer la salle. Ça râle un peu mais au final tout le monde comprend. Nous ne sommes plus que six autour de Benoît. Six dans cette immense Arena. Le silence après l’effervescence de la journée. Nous prenons alors vraiment la dimension de Bercy. Demain, si tout se passe comme prévu, ce sera dingue.
Benoît s’échauffe. Il teste les prompteurs pour la première fois. Jusqu’ici, il faisait ses discours en en improvisant la plus grande partie. Son excellente maîtrise de ses dossiers lui permet cette liberté. Demain ce ne sera pas la même chose. Il veut que son discours reste. Alors il l’a travaillé. Encore et encore. Depuis la tribune, il continue à le modifier. Il ne sera vraiment achevé que lorsqu’il le prononcera.
L’envolée de Bercy
Dimanche 19 mars. On y est. Je suis tombé de mon lit très tôt ce matin-là. Inutile d’essayer de me rendormir, je n’y arriverai pas. Tous les incidents possibles s’entrechoquent dans ma tête. Du plus gros au plus petit. Autant m’y rendre tôt, je ne serai pas rassuré avant d’avoir vérifié que tout est sous contrôle.
L’ouverture des portes est prévue à 12 heures. Dès 10 h 30, une queue commence à se former. A 11 heures, elle se révèle impressionnante. Je monte sur le toit de Bercy. Il y a beaucoup de monde. Mais 20 000 ? Comment savoir ?
A 12 heures, je mesure ce que ça veut dire. La foule qui me paraissait importante tout à l’heure l’est quatre fois davantage maintenant. Des vagues entières sortent du métro. Une marée humaine se forme autour de Bercy. Ça y est, tout le monde a le sourire. Je peux rassurer le candidat.
Nous refuserons au moins 5 000 personnes. A l’intérieur, c’est jeune, joyeux, chaleureux. Corentin Duprey devenu le speaker officiel de la campagne fait monter l’ambiance. Les témoignages depuis la salle se succèdent. Anne Hidalgo et Najat Vallaud-Belkacem ouvrent le bal. Elles fustigent le vote de renoncement que l’on tente de nous imposer. Quant à Christiane Taubira, elle électrise Bercy. L’amoureuse des mots aux discours nourris de citations poétiques descend en combattante dans l’arène. Fillon, Macron et Le Pen en prennent pour leur grade. La salle exulte. Tout se passe sans le moindre couac. A une exception près. Quand Corentin salue la présence de Jean-Christophe Cambadélis et celle de Jean-Vincent Placé, des sifflets retentissent. Certains y voient la marque du sectarisme de l’organisation de la campagne. Il n’en est rien. Nous sommes les plus gênés. Rien ne doit venir polluer la réussite de cette journée. Je fais passer le message aux jeunes socialistes. Cela ne vient pas d’eux. Une réaction spontanée des tribunes, m’assure-t-on. Dur de contrôler une telle foule. Je vais voir Camba pour m’excuser et l’assurer que nous n’y sommes pour rien. Il sourit. «Ça a sifflé ? Je n’ai pas bien entendu, mais je suis sûr que ce sont les amis écologistes de Jean-Vincent.» Il en a vu d’autres.
Il ne fera jamais partie de la bande des saboteurs, mais c’est le premier secrétaire du PS. Il incarne pour beaucoup, à tort ou à raison, la déroute morale de la fin du quinquennat Hollande et l’ambiguïté du parti.
Benoît, loin de tout ça, se concentre dans sa loge. Il imagine chaque minute du discours qu'il va prononcer. A 14h30, la salle est bondée. Je vais le chercher. Il doit rentrer par l'arrière de la salle et traverser toute la fosse pour se rendre à la tribune. Notre hymne de campagne Prayer in C de Lilly Wood and the Prick retentit. C'est parti.
Il apparaît sur l’écran géant. La salle explose. Je le suis de quelques mètres au milieu de ce chaudron qu’est devenu Bercy. Il y a du monde partout. J’en frissonne encore aujourd’hui. Ça crie. Ça hurle. La salle vibre. Une gauche oubliée se dresse. Une gauche qui s’assume. Une gauche qui veut réenchanter et redonner envie d’y croire.
Hamon accumule toute cette énergie. Dans quelques minutes, il la rendra. Puissance 10. «Tout commence aujourd’hui. Tout commence avec vous. Tout commence par vous », lance-t-il à la foule en délire. L’adhésion est totale. Une heure et demie plus tard, Benoît achève son discours par un magnifique plaidoyer en faveur du vote POUR. «Allez convaincre ceux que personne ne convainc. Allez réconcilier les Français avec la gauche mais aussi avec la République. Allons ensemble jusqu’à la victoire !» Le public exulte.
Ça y est ! On est enfin lancé. Bercy va marquer les esprits. Benoît continuera sur sa lancée au débat demain soir. Et après rien ne nous arrêtera. Toute l’équipe a des étoiles plein les yeux. Le candidat est sur un petit nuage.
Cela devait être le premier jour de notre nouveau monde, ce fut notre dernier jour de soleil.
Le débat manqué
En parallèle de l’organisation du meeting, nous préparons depuis deux semaines le grand débat de TF1 à la configuration inédite.
Je découvre le studio en arrivant autour de 19 heures, lundi soir, à la Plaine Saint Denis.
Chaque candidat a droit à une quarantaine d’invités. La soirée réunit donc deux cents personnes engagées dans une lutte politique quotidienne. Cela crée une ambiance bizarre. Personne n’ose parler ne sachant pas forcément qui se trouve à côté de lui.
A 19 h 30, la pression dans la loge est à son comble. Benoît vient d’arriver accompagné de ses officiers de sécurité. Il attend cette confrontation avec Fillon, Le Pen, Macron et Mélenchon depuis longtemps. Nous réfléchissons une dernière fois sur son introduction et sa conclusion. Il vit ce débat comme son grand oral. Deux heures et demie comme un aboutissement de plus de trente ans d’engagement politique.
Benoît n’a jamais été aussi prêt sur le fond. Le jeudi précédent, il a présenté sans note l’intégralité de son programme à la presse. Il le connaît sur le bout des doigts. Des fiches ont été préparées sur tous les sujets mais nous savons qu’elles ne lui serviront pas vraiment. Sur chacune d’elles figurent un rappel synthétique du programme thème par thème ainsi que les positions de ses concurrents et des propositions de formules chocs.
Ce matin, comme d’habitude, il s’est levé très tôt. Il a encore travaillé toute la journée. Il veut asseoir définitivement sa crédibilité. On ne le voit pas encore comme le futur président. Le débat doit changer cela. Il entend gagner le combat des idées et n’être pris en défaut sur aucun sujet. Il répondra à toutes les questions en s’adressant directement aux Français. Comme à la primaire.
À 20 h 30, on frappe à la porte. L’équipe doit s’installer dans le public. Benoît nous rejoindra à 45 avec les autres candidats. Obnubilé depuis dix jours par la réussite de Bercy, je n’ai pas participé aux réunions de négociations préalables. En arrivant sur le plateau, je suis frappé par sa disposition, très différente des formats traditionnels. D’habitude, les candidats sont placés en ligne ou en arc de cercle face aux présentateurs qui les interrogent. Ici, on a l’impression de pénétrer dans une arène. Cela ressemble davantage à un plateau de jeux télévisés qu’à celui d’une émission politique. Je ressens un léger sentiment de malaise que je n’arrive pas à définir sur le moment.
À 20 h 50, tous les candidats sont installés quand Benoît fait un petit signe à son officier de sécurité. Il a oublié ses fiches. La scène se déroule devant les quatre autres candidats et les deux cents personnes de l’assistance. Cinq minutes plus tard, l’officier pose les fiches sur le pupitre de Benoît. La pile fait un bon dix centimètres d’épaisseur. Les autres candidats n’ont que quelques feuillets, quasiment invisibles, devant eux. La salle est narquoise. Mon malaise grandit.
Le débat s’engage. Benoît n’est pas mauvais. Il ne trébuche sur aucune des questions posées, au contraire. Mais il est trop sage. Trop scolaire. Il répète à l’envi ses thèmes favoris ce qui crée un désagréable sentiment de «déjà-vu».
La soirée marathon avançant – le débat durera près de 3h30 – je me rends compte qu’il manque de jus. Après la pause, cela me percute encore plus fort. Benoît est épuisé. Depuis sept mois la campagne s’enchaîne non-stop jour après jour. Il a toujours répondu présent. Alors nous avons continué de charger la barque. La veille, il a tout donné à Bercy. Trop, sans doute. Ce soir, plusieurs fois, j’ai l’impression qu’il regarde les autres s’interpeller, absent. Du coup, dès qu’il n’a plus la parole, on l’oublie.
Le débat s’achève à minuit vingt. Ça ne va pas. Nous le ressentons tous à des degrés divers. Mais nous n’avons pas le temps de réellement débriefer, le réveil sonne tôt demain matin.
Je suis dans ma voiture. Je parcours les quatre kilomètres qui séparent la Plaine de mon domicile dans le centre de Saint-Denis. Je refais le film des dernières semaines dans ma tête. Où, quand, s’est-on planté ? En fait, nous sommes restés sur ce qui avait fonctionné à la primaire. Nous avons cédé à la facilité. Nous avons cru que la réussite de Benoît lors des débats télévisés de janvier était la meilleure des préparations. Nous aurions dû repartir de zéro plutôt que de nous laisser aller à l’excès de confiance. Nous nous sommes trompés de match. Voilà notre erreur majeure. Nous avons cru l’emporter au tir à l’arc, à celui qui toucherait la cible le plus souvent alors qu’il s’agissait d’une épreuve de judo où il fallait faire tomber ses adversaires. Mélenchon s’est révélé excellent à ce jeu-là. Cela m’inquiète encore plus.
Je m’en veux. Je m’approprie toutes ces critiques. Je me fais la longue liste des «j’aurais dû !». L’un revient de manière lancinante : j’aurais dû anticiper. C’est mon rôle, ma responsabilité. Le contraste avec la soirée d’hier est violent. Je ne parviens pas à ressentir autre chose que l’échec. Le sommeil viendra difficilement.