Cédric Villani, Iggy Pop des mathématiques devenu député LREM (lire son portrait), portait lundi une lavallière rouge vif pour présenter les conclusions de son rapport sur l’enseignement des mathématiques. Peut-être s’agissait-il de souligner l’urgence de la situation ; la France se trouvant simultanément tout en haut de la pyramide du savoir mathématique et tout en bas.
D’un côté, l’école française de mathématiques fait jeu égal avec les Etats-Unis au décompte des médailles Fields, l’équivalent du prix Nobel de mathématiques. Voilà pour le meilleur. Pour le pire, la France est parmi les cancres pour tous les classements quand on regarde le niveau moyen des élèves en mathématiques. Prenez l’enquête Timss sur les acquis en sciences et en maths à la fin du CM1, parue en novembre 2016 : la France est dernière du classement parmi les 26 pays de l’OCDE. Prenez Pisa, qui concerne les collégiens de 15 ans : la France y est montrée du doigt en matière d’inégalités scolaires.
Pourquoi ce rapport ?
Dans sa lettre de mission du 23 octobre, le ministre Jean-Michel Blanquer – court-circuitant le Conseil supérieur des programmes mis en place sous Hollande – demandait à Cédric Villani et Charles Torossian (inspecteur général de l'Education nationale) de résoudre cet «étonnant paradoxe». Il écrit : «Alors que la qualité de notre recherche est reconnue partout dans le monde, les études nationales et internationales font état d'un score relativement faible des élèves et d'une surreprésentation des élèves en difficulté.»
Le rapport contient des propositions, qui semblent difficilement réalisables en l'état. Il commence par un constat, un peu abrupt : «Des résultats catastrophiques», «des professeurs en souffrance». Ambiance. «Un tiers des professeurs des écoles déclare ne pas aimer enseigner les mathématiques. Les problèmes de gestion de classe, qui empiètent sur le temps effectif, génèrent un surcroît d'anxiété professionnelle et des démissions en augmentation», écrivent Villani et Torossian.
Ils insistent aussi sur «l'image préoccupante» des maths dans la société. «Le développement d'un sentiment d'autodépréciation est très répandu. […] Dès 7 ans, certains élèves se déclarent déjà "nuls en maths".» Les auteurs du rapport appellent à réagir, «en prenant des mesures énergiques à la hauteur de l'enjeu».
Que trouve-t-on dans ce texte ?
Ils alignent 21 mesures, avec, dans le lot, des changements d'ampleur, comme la révision de fond en comble de la formation des enseignants de primaire. Ils proposent de construire, dès cette année, «une formation initiale démarrant à bac + 1 [et non à bac + 4 comme aujourd'hui, ndlr], sous la forme d'une licence ou d'un parcours pluridisciplinaire avec un volume d'enseignements dédié aux disciplines fondamentales». Ils proposent aussi de renforcer la formation continue pour les enseignants en exercice.
Francette Popineau, la secrétaire générale du SNUipp, serait tentée d'applaudir : «On ne va pas les contredire ! Ce rapport a le mérite de dresser un constat partagé par tous. Il est évident qu'il faut renforcer la formation… Cela fait tant d'années qu'on le réclame sans rien voir venir.» Alice Eissen, du Snalc, syndicat national minoritaire, n'y croit pas une seconde : «Nous sommes pragmatiques, la proposition sur la formation initiale n'est pas réalisable aujourd'hui. Or, il faut une solution rapide, maintenant. On pourrait peut-être commencer, dans les Espé [écoles supérieures du professorat et de l'éducation], à apprendre aux futurs enseignants comment un enfant acquiert la numération.»
Parmi les autres recommandations, on trouve aussi cette idée, sans plus de détail, de mettre en place pour les lycéens un module annuel «de réconciliation» avec les maths. Ou encore de proposer à toutes les écoles «un équipement de base», un kit favorisant la manipulation d'objets réels ou virtuels.
Il fallait voir lundi Cédric Villani évoquer «la beauté des maths» et tenter de convaincre que les élèves doivent s'amuser avec cette discipline dès le plus jeune âge. «Il ne faut pas réduire les maths à la rigueur. On ne réduit pas la musique au solfège, les élèves doivent prendre du plaisir», assure celui qui a passé une bonne partie de ses années de scolarité à la maison à multiplier les exercices… par goût du jeu.
Là, Francette Popineau (SNUipp) sourit, un peu irritée : «L'un de mes collègues m'a envoyé un texto qui résume bien les choses. Il disait : "Génial, je viens d'entendre à la télé qu'on allait faire manipuler des cubes aux enfants en classe. Super découverte ! Ça fait juste trente ans que l'on fait ça…"»
Qu’est-ce que le gouvernement va en faire ?
Placé légèrement en retrait pendant l'exposé du rapport, le ministre de l'Education nationale semblait avoir du mal à trouver la bonne distance avec son contenu. Il l'approuve en tout point évidemment. Mais que fera-t-il de ces recommandations ? Face caméras, alors qu'il se glisse entre les deux rapporteurs, le ministre promet que les «21 mesures ont vocation à être suivies d'effet». Interrogé sur les moyens financiers, il élude. La question turlupine Francette Popineau, du SNUipp : «On commence à le connaître, ce ministre. Il retraduit les rapports pour les utiliser dans le sens qui l'arrange.» Elle lui reproche, avec colère, de faire croire à l'opinion qu'il existe une bonne façon d'enseigner, une méthode magique qui résoudrait tous les problèmes de l'école.
En l'espèce, la solution miracle s'appellerait méthode de Singapour (lire ci-contre). Membre de la mission Villani-Torossian, Monica Neagoy, mathématicienne et pédagogue, qui a publié une traduction de ladite méthode, se montre prudente : «Il ne faut pas l'imposer comme ça dans les écoles françaises. Lorsqu'elle a été mise en œuvre en Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Australie, chacun l'a adaptée à ses programmes et à sa culture.» Le rapport fera au moins la joie des éditeurs de livres et de kits estampillés «Singapour», nouvelle mode à côté de Montessori.
La méthode de Singapour
«C'est un peu la tarte à la crème», nous répond un enseignant. La philosophie de la méthode de Singapour est en effet assez simple : partir du concret pour amener l'enfant, petit à petit, vers l'abstrait. En trois mots : toucher, dessiner et désigner. Par exemple, l'élève va d'abord compter de vraies pommes, puis des images de pommes, et ensuite seulement des points. Monica Neagoy, qui se présente comme spécialiste de la méthode de Singapour en France, reconnaît elle-même que celle-ci n'a rien de révolutionnaire. En France, dit-elle, «on brûle les étapes. Si on ne laisse pas l'enfant voir concrètement, visuellement, et aller doucement vers l'abstraction, si on passe trop vite aux opérations et qu'on le pousse à apprendre par cœur sans comprendre, c'est le début de la fin de l'amour pour les maths». Point important : elle insiste sur les va-et-vient entre enseignants et chercheurs à Singapour pour affiner leur méthode. «Ils ont mis cinq à sept ans, avec des retours du terrain.» La France devrait prendre exemple.
«Des profils pas tous adaptés» (Olivier Le Dantec, prof de profs de maths à l’Espé de Nice)
«J'ai été prof de maths en lycée pendant quinze ans, avant de former de jeunes enseignants à l'école supérieure du professorat et de l'éducation (Espé) de Nice. Parmi mes collègues, beaucoup sont des universitaires, rattachés à un laboratoire de recherche en mathématiques pures, avec des préoccupations très éloignées de la pédagogie. C'est, à mon avis, l'un des principaux problèmes : les profs de profs n'ont pas tous des profils adaptés, et ne sont pas assez formés à la pédagogie. Autre souci : les épreuves du concours de professeur des écoles sont trop éloignées des vrais enjeux. Les candidats répondent à des questions du type brevet des collèges, qui nécessitent du bachotage mais ne vont pas plus loin. Le concours ne prépare pas à la mission du futur enseignant. De la même façon, trop souvent, en Espé, les élèves reçoivent des cours magistraux… dans lesquels on leur explique au passage l'inutilité du cours magistral ! Les futurs profs font trop peu de manipulation, que l'on sait essentielle dans l'apprentissage pour enfants. Je pense que les difficultés réelles dans l'apprentissage des maths sont avant tout un problème de pédagogie, pas forcément liées à la matière elle-même.» (Recueilli par M.Pi)
«Leur Apprendre la ténacité» (Gérald Tenenbaum, prof à l’Institut Elie-Cartan, en Lorraine)
«Les étudiants que nous accueillons à l'université n'ont pas une formation suffisante sur le raisonnement, la logique et l'esprit critique. En mathématiques, il faut du temps pour assimiler des notions complexes, il faut aussi du temps pour bâtir un raisonnement qui aboutit à une preuve alors que les élèves vivent dans la religion de l'immédiateté, incompatible avec les maths. S'ils n'ont pas trouvé la solution au bout de trois minutes, ils renoncent. Il est impossible de progresser en mathématiques dans ces conditions. Ils doivent apprendre la patience et la ténacité. Mais, de ce point de vue, nous nous battons contre une idéologie envahissante. Il faut faire un effort de conceptualisation, d'analyse pour trouver une structure sous-jacente commune à deux sujets qui, en apparence, sont différents : quels points communs y a-t-il entre l'addition et la multiplication ? Cela mérite une réflexion que les élèves ne sont plus en mesure de mener. L'enseignement secondaire pose, me semble-t-il, une autre difficulté : les très bons élèves sont repérés. Ce qui ne fonctionne plus, c'est l'identification de ceux qui sont bons et qu'il faudrait encourager.» (Recueilli par Ph.Dx)
«Il faut dédramatiser» (Dominique Rolin, professeur des écoles en Essonne)
«La question, c’est moins le nombre d’heures de mathématiques que la façon de les enseigner. On peut faire des petites séances en début de journée, pour voir si les élèves ont bien compris ce qui a été vu la veille. Cela permet de réviser pour les uns, de faire du soutien pour les autres. On parle aussi beaucoup du calcul mental, qui est un moment d’apprentissage important car il va faciliter le travail d’après, au niveau de la technique de la division par exemple. Faute de temps, on a tendance à le remettre à plus tard, mais il faut se forcer à en faire pour que les enfants puissent s’entraîner. Le calcul mental, c’est comme le vélo : il faut en faire plusieurs fois pour ne plus tomber. Ce qui est bien, c’est aussi de ne pas commencer directement par un problème, mais d’accrocher les enfants avec un début de séance qui les fasse réfléchir ou sourire. On doit rechercher ensemble, avant d’aboutir à l’exercice d’application. Il faut dédramatiser, leur dire que s’ils ne comprennent pas un jour, ils comprendront le lendemain. Il faut aussi ponctuellement les faire jouer, avec une arrière-pensée pédagogique. Et leur faire manipuler des objets, que ce soit des billes, un ruban ou des billets, pour que cela reste concret.» (Recueilli par K.H.-G.)