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Libération
La lettre politique

Quel bololo !

Le Premier ministre français Edouard Philippe à l'Assemblée nationale le 24 octobre. (Photo Bertrand Guay. AFP)
publié le 14 novembre 2018 à 16h12

Critiquant ceux qui veulent bloquer les routes à cause de la hausse des carburants, Edouard Philippe leur a reproché de vouloir «mettre le bololo partout». Cette énigmatique expression vient, paraît-il, des forces françaises engagées au Mali. Elle désignerait un quartier de Bamako particulièrement désorganisé et remuant. On dit aussi «capharnaüm», ou encore, comme Emmanuel Macron, «bordel», même si ce dernier mot désigne parfois des maisons à la discipline sévère. Edouard Philippe n'a pas tort de s'inquiéter : en fait, le «bololo» est là.

On le voit clairement en observant la séquence d'aujourd'hui. Le Premier ministre annonce quatre mesures destinées à atténuer les effets de la hausse de l'essence, pour un coût estimé à environ 500 millions d'euros. Ce n'est pas «un pognon de dingue», comme dirait «bibi-Macron», mais pas non plus de la «poudre de perlimpinpin», autre expression imagée sortie de son vocabulaire. Cette somme rondelette vise à satisfaire l'une des revendications principales du mouvement des gilets jaunes : alléger le coût des carburants pour ceux qui ont peu de moyens et sont néanmoins contraints d'utiliser leur automobile pour aller travailler. Au même moment, on constate que le prix de l'essence à la pompe, en raison d'une diminution du prix du brut, décroît nettement, annulant en grande partie l'effet de l'augmentation des taxes décidée par le gouvernement.

Seulement voilà : les leaders des «gilets jaunes» ne semblent guère plus accessibles à l'argumentation rationnelle. Ils pourraient engranger la concession et demander que les compensations moins plus fortes, ou mieux réparties. Pas question : ce sont des «mesurettes» qui démontrent une nouvelle fois «le mépris» des pouvoirs publics à l'égard des automobilistes. On apprend au passage que madame Jacline Mouraud, la principale porte-parole du mouvement – quelques millions de «vues» sur Internet qui comptent manifestement plus, désormais, que les voix aux élections – pratique à ses moments perdus le spiritisme et estime vraisemblable que les traînées blanches laissées dans le ciel par les avions sont le résultat d'un épandage de produits chimiques organisé par des mystérieuses puissances. «On nous donne d'un côté ce qu'on nous prend de l'autre», dit-elle. Ce qui est déjà mieux que de prendre tout court… Mais, surtout, ce qui est faux : on prend sur le budget de l'Etat (payé par tous) ce qu'on donne aux automobilistes les moins fortunés. La mesure est redistributive et comporte un aspect social autant qu'écologique. Nuance de parisien coupé des réalités, sans doute… Un autre porte-parole tout aussi bien pourvu en «vues» adhère à Debout la France et a été exclu du Rassemblement national pour propos xénophobes trop prononcés. A tout prendre, on préfère le spiritisme.

Le gouvernement, en fait, est confronté non à un mouvement égalitaire et vaguement rationnel, mais à la colère indistincte des automobilistes et à la contestation générale de l’impôt. Ce qui n’est pas la même chose. Tout cela a des racines profondes, qui tiennent à l’abandon de certains territoires, à la stagnation du pouvoir d’achat, au sentiment d’humiliation qu’éprouvent une partie des Français à l’égard des gens des grandes villes. Toutes choses légitimes. Mais l’évolution du mouvement devient préoccupante. On y décèle autant la défense abrupte de la voiture contre toute préoccupation écologique que la juste colère des laissés-pour-compte. L’annulation des taxes carbone et antipollution porterait un coup décisif à la politique de lutte contre le réchauffement climatique pourtant réclamée par une majorité de l’opinion. Elle encouragerait l’automobiliste à ne rien changer à ses habitudes, quelle que soit la cylindrée de son véhicule. Derrière la Clio méritante, combien de 4x4 impérieux et polluants ? Un gilet peut en cacher un autre… Edouard Philippe a bien vu le problème, à défaut de pouvoir le résoudre : nous sommes en plein bololo.