Eric et Christine ont juste eu le temps de baisser les rideaux en fer de leur bar, à l’est de Nice. L’odeur de l’alcool ménager de la serpillière s’emmêle déjà à celui du vieux bois du comptoir. Les chaises sont sur les tables depuis un petit quart d’heure. Seuls les trois derniers clients habituels, René, Laurie et Joël, ont gardé à la main leur verre de rosé. La télé est branchée sur CStar. Il est temps de zapper chez ces commerçants qui soutiennent le mouvement. Allant jusqu’à accrocher un gilet jaune au mur et à le faire dédicacer aux Niçois de passage. René, Laurie et Joël y sont allés de leur petite signature.
20 heures tapantes. Eric opte pour TF1. Macron apparaît à la télévision. Première leçon d'analyse comportementale : «Il est pâle, il a dû se faire remonter les bretelles», dit Christine. De l'autre côté du bar, René la coupe. «Regarde ses mains ! Il est mal, il est tendu, décode le retraité. C'est une grenouille avec les mains.» Il tape sur le zinc, imite la gestuelle. «C'est trop long, c'est du blabla. On y est jusqu'à minuit là, il tricote, reprend Christine. Quel suspense. On se croirait dans The Voice. Est-ce qu'on va tourner notre siège, ou pas ?» La petite assemblée rigole, débat, s'impatiente. Eric est plus sage. Le barman est resté derrière la caisse. Il réclame le silence. C'est le moment qu'a choisi Emmanuel Macron pour annoncer la hausse de 100 euros pour les salariés au smic en 2019 et la défiscalisation des heures supplémentaires. «C'est quand même un bel effort, mais je ne sais pas si ça va suffire. Je trouve qu'il n'a pas annoncé grand-chose, estime le barman à chaud. Celui qui est juste au-dessus du smic n'aura rien.» Christine aussi analyse : «Il distribue à certains, et d'autres restent sur le côté.»
«Macron nous a endormis comme d’habitude»
Les discussions reprennent. Le son de la télé s'efface derrière les paroles. Les gilets jaunes du bar niçois n'entendent pas les dernières annonces. «Les retraités, vous êtes passés à la chasse d'eau, note Christine. Ce ne sera pas la dernière crise en France.» Les cinq Niçois se chauffent autour d'une phrase prononcée par Emmanuel Macron : «Ces violences ne bénéficieront d'aucune indulgence.» Les arguments fusent : «Il parle de violence en pointant les gilets jaunes, dit Joël. Après, la violence ça sera dans toute la France, pas qu'à Paris.» «Non, moi je ne supporte pas qu'on s'attaque à l'Arc de triomphe, tempête René. Il faut protéger les symboles.»
Le discours est terminé. Eric zappe sur les chaînes d'infos en continu pour voir ce qu'en pensent les autres gilets jaunes. Il hausse le son. Les trois clients-compères sont repartis à leurs blagues vaseuses et leurs «imitations d'humoristes morts». «Heureusement, l'humour n'est pas encore taxé en France», sourit Christine, fière de son bon mot. «Macron nous a endormis comme d'habitude. Il nous enfume, dit Eric à froid. Je retournerai dans la rue dès que je pourrai.» Les trois clients passent sous la grille métallique pour quitter le bar. Le gilet jaune n'est pas décroché du mur derrière le comptoir.