A deux mois de l’élection européenne, l’heure des comptes semble encore loin. Hors de question de jouer au plus malin et d’essayer de prédire un avenir incertain. La campagne débute à peine et les gilets jaunes occupent encore les esprits. Deux constats s’imposent, néanmoins. Le premier : après des semaines de tractations et de mises en scène plus ou moins factices, la gauche non mélenchoniste est divisée, alors que les programmes des uns et autres n’ont jamais été aussi proches. Les partis en question mettent en avant des différends stratégiques. Ils oublient de souligner la puissance de leurs ego respectifs. Un crève-cœur pour les électeurs. Le second constat découle du premier. La gauche répète à l’envi que l’adversaire est une hydre à deux têtes - Emmanuel Macron et l’extrême droite -, mais elle passe son temps à se taper dessus. Disputes, injures et coups de pied sous la table.
Les copains de l'année 2017, dans le même bateau lors de la présidentielle - Raphaël Glucksmann, Benoît Hamon et Yannick Jadot - ne s'adressent même plus la parole. Rien. Un moment étrange. Certains regardent au-delà du scrutin de mai et imaginent le pire : l'effacement total de la gauche pour les années à venir. Un ancien député socialiste : «Ce n'est pas très intelligent de partir divisés aux européennes, mais bon, c'est une élection à un tour et tout le monde a sa chance, dirons-nous. Le souci, c'est après. Si Hamon, Jadot et le PS passent leur temps à se taper dessus, la rancœur sera tellement forte qu'il sera impossible d'écrire une nouvelle histoire.» La peur du vide est réelle.
Beau strike
En politique, tout va très vite. Lors de la présidentielle, Yannick Jadot s'était retiré pour se ranger derrière Benoît Hamon. Un acte salué par les militants. Sauf que la fusion entre écolos et socialistes n'a pas pris. Aujourd'hui, le nom de la tête de liste d'Europe-Ecologie - les Verts revient souvent dans les discussions. Le rassembleur d'hier est taxé de «diviseur». Pour cause : toute la gauche non mélenchoniste était prête à lui filer les clés du camion afin de porter une liste commune aux européennes. Il a décliné. Pour le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, la tête de liste écolo est un «égoïste» qui ne se soucie que de son avenir «personnel». Benoît Hamon ne mâche pas ses mots non plus. L'ancien candidat à la présidentielle regrette presque son amour passé avec le vert. «Au début de la présidentielle, on m'avait prévenu que Yannick n'était pas fiable et qu'il pensait seulement à sa personne. J'aurais dû les écouter», a-t-il dit en début d'année. Pas en reste, la tête de liste EE-LV cogne aussi. Lorsqu'un journaliste lui demande de s'épancher sur Benoît Hamon ou le Parti socialiste, l'écolo répond : «Qui ?» Selon lui, la «vieille» gauche n'existe plus.
En novembre, Raphaël Glucksmann a créé avec une bande de potes Place publique : un mouvement censé «rassembler toute la gauche». Depuis, les copains se sont fâchés ; l'essayiste s'est brouillé avec Hamon et Jadot, sans oublier de diviser un peu plus le Parti socialiste. Beau strike. Pourtant, lors de son arrivée dans le grand bain, Raphaël Glucksmann a réellement œuvré au rassemblement de la gauche. Il s'est heurté aux rancœurs naissantes. Seul le PS lui a ouvert ses portes en grand, et il a accepté de porter la liste. Une décision qui a fait trembler les murs socialistes. Des cadres du parti, à l'image de Stéphane Le Foll, reprochent au premier secrétaire son choix : ils poussaient pour que ce soit un membre du PS qui mène la bataille. Récemment, dans le Monde, l'ancien ministre et fidèle de François Hollande expliquait : «C'est une mau vaise plaisanterie, Place publique n'a ni ligne, ni portée, ni consistance.» Du coup, plusieurs socialistes souhaitent que la liste de Raphaël Glucksmann s'écrase dans les urnes. Tant pis si leur parti - déjà à genoux - est associé à la débâcle. Seule la vengeance est belle.
En plus des méchancetés et des coups de latte, il existe un autre petit jeu : piquer ou récupérer des candidats dans la liste du voisin. Thomas Porcher peut en témoigner. Après sa décision de quitter Place publique - mécontent de l'accord avec le PS -, l'économiste a reçu des appels de toute la gauche. Tous lui promettaient une belle place au soleil. Il n'a pas donné suite aux sollicitations. Aurore Lalucq, elle, a franchi la frontière, le 18 mars. Derrière ses airs de Bisounours, Raphaël Glucksmann a réussi à convaincre la porte-parole de Benoît Hamon de rejoindre sa liste. Un coup de tonnerre dans les cénacles de la gauche. Aurore Lalucq l'a senti passer. Après son départ pour Place publique, l'économiste a reçu des dizaines de messages. Des questions, des ruptures amicales et des insultes. La semaine dernière, sur les réseaux sociaux, elle a posté un texte pour justifier son choix. «Quant aux insultes en tir groupé, en mode privé notamment, à celles et à ceux qui ont eu le courage de les effacer par la suite, je préfère laisser leurs auteurs à leur conscience et mettre cela sur le compte de la colère. Si nous vou lons reconstruire sur des bases saines, il va nous falloir travailler tous ensemble, au-delà des microclivages et des blessures du passé», a-t-elle écrit. Le chef de file du PCF, Ian Brossat, lui, lâche un petit sourire en observant la situation. Selon l'adjoint au logement d'Anne Hidalgo à Paris, c'est une affaire entre «bobos» qui n'intéresse guère «les classes populaires».
«Hollande n’a aucun affect»
Ces dernières années, le rôle du grand méchant était dévolu à Jean-Luc Mélenchon. Aujourd'hui, les insoumis guettent la baston à distance - il n'a jamais été question d'alliance pour eux. Le député du Nord Adrien Quatennens souffle : «Je ne pensais pas que ça allait se terminer comme ça entre eux. Ils se divisent et se tapent dessus avec une telle violence, ils sont en train de toucher le fond de la piscine.» Sauf que personne n'en profite pour le moment. Aucune liste de gauche, France insoumise comprise, n'atteint la barre des 10 % dans les sondages. Pas bezéf.
La confusion profite à un homme : François Hollande. L'ancien président de la République revient sur le devant de la scène, avec la parution mercredi en version poche de son livre, les Leçons du pouvoir, enrichi de trois chapitres. En coulisse, il alerte du danger, persuadé que «tôt ou tard» l'extrême droite prendra le pouvoir «si on ne réagit pas avant». Le socialiste ne compte pas se mettre en retrait. «Je ne peux accepter que la gauche soit sans perspective. C'est le cas aujourd'hui. Ça ne doit pas l'être demain», dit-il ce lundi au Parisien. Samedi, on est tombé par hasard sur un ancien député socialiste. Hollande ne «lâchera rien», nous a-t-il prévenus. Au fil de la discussion, il rapporte une phrase d'un de ses collègues : «François n'a aucun affect. Tu peux lui pisser sur les chaussures, s'il considère que cela n'a pas d'importance et que ça n'a aucune conséquence pour lui, il continuera à marcher. Mais il n'oubliera pas.» Résultat : il marche au cas où une porte s'ouvre, sans oublier de taper sur ce Macron qui a «bloqué» le pays. Le tout comme si la situation actuelle lui était étrangère. On oublierait presque que lors de son arrivée au pouvoir, en 2012, la gauche avait tous les pouvoirs et que les socialistes étaient bras dessus bras dessous avec les écolos. Au terme de son quinquennat, même les plus doux avaient des griffes aiguisées et une bonne raison de s'en prendre au voisin. Hollande partage un point commun avec tous les mâles à gauche : le coupable, c'est toujours l'autre. Forcément.