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Libération
La lettre politique

Grand débat : qui représente qui ?

Le Premier ministre Edouard Philippe, lors de la restitution du grand débat national au Grand Palais, lundi à Paris. (Albert FACELLY/Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 8 avril 2019 à 14h45

La vaste discussion lancée par le Président pour sortir de la crise des gilets jaunes arrive à son terme. Désormais, les oracles se penchent sur le considérable corpus de contributions orales et écrites réunies à cette occasion. Déjà on entend la formule magique «les Français pensent que…», assortie d’une batterie de pourcentages censés exprimer les préférences du peuple consulté. Et aussitôt les difficultés commencent.

L’exercice a été plutôt un succès – plus de 1,5 million de personnes ont participé, les propositions avancées sont dignes d’intérêt. Mais quel est ce «peuple» qui s’est rendu aux comices macroniennes ? Est-ce «le peuple» ? On sait bien que non. Il y a en France quelque 43 millions d’électeurs inscrits. Les participants au débat, quoique nombreux, forment donc environ 3,5 % du corps électoral. S’il s’était agi d’un vote, il aurait été grevé d’une abstention de 96,5 %.

On dira que ces débatteurs forment un échantillon massif et représentatif. Nouvelle erreur : l’entrée était libre, comme il sied à une discussion démocratique. Les participants se sont donc sélectionnés eux-mêmes. Cette sélection, les études l’ont montré, a introduit des biais, ceux-là mêmes que les sondeurs, dont on dit tant de mal, corrigent en utilisant la méthode dite «des quotas», qui rapproche sociologiquement l’échantillon interrogé de l’électorat réel. Sont venus en priorité ceux qui s’intéressent déjà aux affaires publiques ; ils sont issus en majorité des classes moyennes et non des classes les plus pauvres, et il est probable que les partisans du gouvernement, tout comme ses adversaires déclarés, étaient surreprésentés, laissant de côté les indécis ou les indifférents, qui sont néanmoins des citoyens.

On rétorquera alors que les absents ont toujours tort, que les gens motivés doivent décider en priorité. Peut-être. Mais souvent on demande aussi qu’on prenne en compte le vote blanc dans une élection, ou bien l’on souligne, pour contester les élus, le poids croissant de l’abstention. Positions incompatibles en fait. Et surtout, pour faire reculer l’influence excessive «des élites» – leitmotiv répandu – on se tournerait vers une élite de rechange, formée en quelque sorte des «citoyens actifs» par opposition aux «citoyens passifs» (vieux souvenir). Nouvelle contradiction.

Ces remarques conduisent à une conclusion simple : la démocratie directe est utile, précieuse, elle doit être développée. Mais elle ne saurait se substituer à la démocratie représentative. Il n'est pas de consultation «citoyenne», aussi démocratique soit-elle, qui puisse remplacer une élection générale tenue au terme d'une campagne où s'affrontent des projets cohérents avec eux-mêmes et contradictoires entre eux. Amender une politique, corriger, consulter, élargir le champ des référendums, accroître leur fréquence, instaurer des comités de citoyens tirés au sort qui seraient associés à la préparation des lois ? Tout cela est bel et bon. Mais la consultation ne peut prendre la place du vote, qui a pour fonction de choisir des programmes et des hommes ou des femmes pour les appliquer et à qui on délègue le pouvoir de décider.

Le grand débat fait-il un programme ? On en doute déjà. Baisser les impôts, dit-on. Certes. Mais on demande aussi des services publics plus denses et plus proches. Par définition, ceux-ci coûteront plus cher. Edouard Philippe a donc interprété la réponse. Son choix est clair : le «moins d’impôts» devient un impératif majeur. Les services publics viendront en second. Autrement dit, débat ou non, c’est la couleur politique du gouvernement qui orientera les réponses. Et comme il penche à droite, on voit à peu près où on va. Les gens de gauche qui veulent une politique de gauche doivent en tirer la leçon : pour la mettre en œuvre, il ne suffit pas de débattre ou de manifester. Il faut gagner les élections.