Episode 1
Le PS en voie de décomposition dans son ancien fief de Nevers
Ancienne place forte du socialisme, la préfecture de la Nièvre est le théâtre de l’explosion du PS. Les responsables locaux du parti se sont dispersés sur quatre listes rivales pour les municipales. Elles vont de la droite à LFI, en passant par les Verts et Macron.
Local de la permanence du PS, ouvert uniquement le samedi de 10h à 12h, le 8 février à Nevers.
Photo Claire Jachymiak pour Libération
Carlos Oliveira se souvient de Pierre Bérégovoy cassant le protocole. ««Monsieur le ministre'' ce n'était pas son truc. Beaucoup disaient «Béré». Un jour, il nous a fait un cours d'économie. Il nous a expliqué que l'inflation était un impôt supplémentaire pour les pauvres. Il était resté simple.» Ce militant PS depuis 1981 retrace son ascension sociale, de cheminot à chef de gare. Vaguement parallèle à celle de Bérégovoy, fils d'ouvrier, ministre, Premier ministre et maire de Nevers (Nièvre) jusqu'à son suicide en 1993. Aujourd'hui, dans la même ville, Oliveira est premier secrétaire PS. Mais candidat pour la mairie sur une liste «Pour Nevers» conduite par un démocrate chrétien longtemps revendiqué de droite, Philippe Morel. Par conséquent, les instances nationales du Parti socialiste ont interdit à leur représentant municipal d'utiliser le logo.
C'est la chute du bastion rose, qui se réfère encore à «Béré» et «Tonton», le voisin de Château-Chinon, et où les intéressés blaguent sur le fait qu'«autrefois, dans la Nièvre, une chèvre avec un autocollant PS était élue». Les anciens congénères s'affronteront sur quatre listes au scrutin de mars prochain. Celle de Denis Thuriot, maire sortant, qui, en 2014, s'était présenté sans étiquette et s'était allié à la droite dans l'entre-deux tours et qui, désormais, a sa carte chez LREM. Face à lui, l'affiche centriste comprenant le «premier» socialiste municipal. Et deux groupes «citoyens» de sensibilité équivalente. «Nevers écologique et solidaire», emmené par EE-LV et le PCF, incorpore deux membres du PS «mais qui n'ont pas été aux commandes par le passé» ; enfin, «Nevers en commun», tiré par LFI et soutenu par la section départementale du Parti socialiste. Chacun revendiquant être «du vrai PS» et accusant l'autre camp de séparatisme «parce qu'il n'avait pas obtenu ce qu'il voulait».
Local de campagne de Denis Thuriot, maire sortant et candidat macronnien de la liste Nevers Avenir.
Photo Claire Jachymiak pour Libération
Les explications divergent sur la débandade. Carlos Oliveira : «Tout ça remonte aux frondeurs sous Hollande». Thierry Boidevezy, numéro 2 de «Nevers en commun» : «Les fissures apparaissent en 2014 quand on commence à parler de dépasser les partis, à se réclamer du «progressisme». Le vocabulaire de Macron avant Macron !» Le grand ménage s'enclenche, entre les départs volontaires chez Génération·s et les exclusions des proches du maire néo-macroniste. Parmi les bannis, l'ex-sénatrice Anne Emery, fille d'une famille très liée à Mitterrand.
«Le macronisme aura au moins eu cet avantage d'appliquer un effet autonettoyant», observe Sylvain Mathieu, premier secrétaire dans la Nièvre. Mais la citadelle socialiste n'en est pas à ses premières sidérations. En 2014, outre Denis Thuriot s'acoquinant avec la droite, les camarades avaient découvert qu'un ancien collègue, Christophe Gaillard, «le pâtissier de Pierre Bérégovoy», également actif chez SOS Racisme, se présentait tout tranquillement sous la bannière du Front national.
Episode 2
Machine à laver et pompe à essence : le mode d’emploi
Miracle de la mondialisation : le 6 janvier, un consommateur de Nevers (Nièvre) a découvert au fond d'un paquet de cotons-tiges de marque suédoise une alliance en or manifestement perdue par un(e) employé(e) d'une usine de sous-traitance, vraisemblablement située en Europe de l'Est. Et, comme nous l'apprend le Journal du Centre, la maison mère scandinave l'empêche de restituer le bijou à son (sa) propriétaire. Contacté par Libération, le Neversois raconte : «On m'a affirmé par mail que l'alliance «ne peut pas avoir été introduite» et que «le règlement de sécurité produit interdit de façon stricte le port de bijou» sur ses chaînes de travail. Dans ce cas, d'où sort ce bijou ?» Le client français imagine la scène : le vendeur suédois qui tance son prestataire à bas prix, lequel exige de connaître le (la) coupable (et victime) qui ne se dénoncera jamais. «La boîte me propose de restituer l'alliance dans une enveloppe. Mais on ne retrouvera jamais la malheureuse qui a peut-être perdu deux à trois mois de salaire… Décidément, les multinationales n'en ont rien à foutre de l'humain.»
Nevers connaît tous les rouages du chaos. Mille huit cents emplois détruits depuis 2006 sur la métropole de 70 000 habitants. Pas plus tard que l’automne passé, l’une des dernières usines installées sur la commune, l’équipementier automobile Aisan Industry, a annoncé la suppression de 60 postes sur 107. L’actionnaire japonais transfère une part de la production en République Tchèque pour acheminer ensuite les pièces par camion à Valenciennes (Nord). Nouveau coup dur dans la préfecture de la Nièvre, après la fermeture en 2016 de Silen & Co (137 emplois), le spécialiste du luminaire, et celle de Selni en 2018, fabricant de lave-linge (74 emplois).
Fatalité ? «Pas si l'on écoute et soutient les salariés, qui ont une expertise indéniable», estime François Diot, candidat aux municipales avec «Nevers Ecologique et Solidaire», l'une des deux principales forces de gauche. L'actuel élu d'opposition (PCF) rappelle que le cycle a failli s'inverser avec les machines à laver Selni. Leur moteur «révolutionnaire», qui consomme deux fois moins d'énergie que la normale, aurait pu être associé aux pompes à essence fabriquées par l'usine mitoyenne d'Aisan Industry… La fusion a été abandonnée et les deux entreprises ont cassé les effectifs.
«Sur l'emploi, le nouveau maire devra instaurer un meilleur dialogue avec les partenaires», selon François Diot. Dont le programme prévoit aussi le développement de filières non délocalisables : agroalimentaire, bois, énergies vertes, tourisme, numérique… Attaqué sur sa passivité présumée dans les affaires de liquidations judiciaires, il y a deux ans, le maire Denis Thuriot (LREM) dénonçait une «récupération politique regrettable». Cet ancien membre du PS continue de miser sur le numérique pour endiguer le chômage. Même si, pour l'heure, parmi ses 41 «idées positives» de campagne, aucune ne concerne l'emploi.
Episode 3
Nevers, la vie de château
L’ancienne cité de Bérégovoy perd ses habitants, son industrie, ses emplois… Mais restaure ses monuments avec fierté. La droite et LREM manient la truelle, l’opposition de gauche se concentre sur l’écologie et le social.
Le patrimoine, cette chose de droite ? Le maire de Nevers, Denis Thuriot, macroniste avant Macron, n'est pas peu fier de son travail sur les vieilles pierres. Un tract de campagne livre les chiffres : «5 millions d'euros investis [pour le patrimoine] depuis 2014 dont 2,8 millions de subventions et mécénat». Un ex-socialiste (qui l'est resté) : «C'est vrai que le nouveau maire a fait des choses que nous n'avions pas faites avant.» Un autre observateur de gauche nuance : «C'est Bérégovoy qui a rendu le château au peuple.» De fait, la mairie est abritée dans le palais ducal d'époque Renaissance, dont la légende veut que l'architecte se soit trompé dans la symétrie de la façade et s'en soit suicidé.
Quelques tragédies quand même. La Porte du Croux, soigneusement restaurée, a été défoncée par un camion élévateur cet automne, et donc condamnée à six mois de nouveaux travaux – c'est la deuxième fois qu'on baisse la herse depuis les guerres de religions. Le théâtre à l'italienne, «qui revit» depuis 2018 (communication du maire), en face du palais ducal, a certes rouvert ses portes sous l'actuelle majorité, mais au prix d'un scandale : la metteuse en scène Coline Serreau a été nommée comme directrice mais n'est jamais entrée en fonction, son recrutement ayant été jugé opaque par l'opposition.
Photo Claire Jachymiak pour Libération
C'est le traquenard d'une ville pas très riche (litote). La culture y est rarement l'enjeu principal d'une élection, le patrimoine encore moins. L'élu qui ne fait rien est accusé d'ensevelir le passé. S'il agit, il commet un sacrilège. Tandis que les listes de gauche veulent s'attaquer au social, à l'écologie, à l'associatif, Thuriot inscrit des rénovations à son bilan : les remparts, la porte de Paris (qui n'a pas été ravagée par un camion, elle)… Signaux visibles de l'alternance. «Les travaux publics améliorent la représentation symbolique de l'espace, explique Elie Guéraut, sociologue à l'Institut national d'études démographiques (Ined) et à l'université de Strasbourg. Les changements politiques s'accompagnent souvent de ces transformations visibles au premier coup d'œil, quitte à accroître l'endettement dans des localités où la part de citoyens imposables diminue. Mais on a l'impression que la ville bouge !»
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Nevers, un espace en trois mouvements. Le visiteur est d'abord charmé : les monuments, le musée de la faïence (sous-estimé), les ruelles en pavés où ricoche le clair de lune, les berges d'une Loire indomptée. Puis éclate la décrépitude, les volets clos du centre : la réalité sociale percute le beau décor. Enfin, retour à l'impression de départ, d'une douceur de vivre qui ne demande qu'à re-frémir, d'une opulence passée à mieux partager… Thuriot, ex-PS investi par LREM pour sa tentative de prolongation le mois prochain, ménagé par les Républicains qui ne devraient pas présenter de candidat contre lui, utilise le passé pour son futur : «Je n'ai pas été élu pour laisser Nevers dans le formol.»
Episode 4
Têtes coupées et photo retouchée avec David Hallyday
Son selfie avec David Hallyday a été recadré, et voilà comment un habitant de Nevers s'est retrouvé sur le trombinoscope d'une liste «rassemblement de la gauche et du centre» pour les municipales. «J'ai été trompé», se désole Cherif Kone, 43 ans, aide-soignant, par ailleurs furieux d'être présenté comme infirmier sur les tracts politiques : «[On] me fait passer pour un mythomane !». C'est vrai qu'il y a un léger problème à voir les 41 portraits des candidats de ce mouvement, tous au format passeport, sauf celui de Kone, qui se penche en avant, sourire heureux de celui qui pose avec le fils Hallyday le 11 juillet 2013 – le cliché trône sur sa page Facebook, où il a manifestement été subtilisé. Fait troublant, on ne le retrouve pas davantage dans les photos de groupe, puisque l'affiche officielle ne fait apparaître que 13 femmes et hommes dont deux ont la tête coupée. Mais pas notre aide-soignant. Trop tard : le code électoral le condamne à être candidat jusqu'au bout.
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Le chef de file, Philippe Morel, 80 ans, dément toute infraction. Et rappelle que son colistier a fourni une belle paperasse comme la loi y oblige, précisément pour éviter les candidatures forcées. «A-t-il subi des pressions ?», s'interroge le numéro 1 d'une brigade très hétéroclite. Lui est en effet une ancienne figure de la droite locale, tandis que son bras gauche, Carlos Oliveira, est le premier secrétaire de la section PS de Nevers désavoué par les instances nationales, qui lui ont interdit l'usage du logo socialiste. Parmi leurs priorités, assez peu de mesures écolos, mais plutôt «un plan d'économie d'énergie, de lutte contre l'habitat indigne», une mise au vote participatif de 25% du budget municipal, un travail sur le tourisme (thème absent des débats à Nevers) et de l'emploi (création de zones franches), ainsi qu'un renforcement de la vidéosurveillance.
L'affaire du «candidat malgré lui», révélée lundi par le Journal du Centre, apporte un peu de farce dans une campagne jusqu'alors honnête, dans la rue comme sur le plateau du débat de France 3, le 4 mars. Voire de haute volée dans les propositions formulées par les deux principales forces d'opposition à gauche, qui espèrent transformer la préfecture de la Nièvre en modèle de ville moyenne où il fait bon vivre. Municipalisation de l'eau, transports gratuits, circuits courts alimentaires, encouragement de l'économie sociale et solidaire…
Dans un scrutin en apparence ouvert, l’incertitude demeure sur les chances du maire sortant, Denis Thuriot, 53 ans, ancien du PS rallié à LREM. Face à lui, pas moins de six listes rivales : les centristes de Philippe Morel, la coalition EE-LV–PCF–citoyens, une «union de la gauche» (LFI, PS etc.), un mouvement revendiqué «apolitique» ayant signé la charte Anticor, une liste LO et une autre RN. Si les deux mouvements de gauche ont déjà prévu de fusionner à partir de lundi, ils s’inquiètent de l’absence d’un prétendant LR à l’élection, qui pourrait profiter au maire macroniste.
Episode 5 - Epilogue
La gauche, un problème d’image
Coup de fièvre dans la Nièvre : Château-Chinon, la mairie de François Mitterrand, pavillon PS (ou assimilé) depuis 1959, a vrillé dimanche aux municipales, acquise par un mouvement dit «apolitique». Tandis qu'à Nevers, le chef-lieu, la gauche éclatée en cinq listes (alliance EE-LV–PCF, attelage LFI-PS, une «divers gauche», une «citoyenne», Lutte ouvrière) échoue à renverser le maire macroniste, Denis Thuriot, réélu dès le premier tour avec 51,23% des suffrages. Effaré, un soutien actif de la liste écolo et solidaire confiait dimanche soir à Libération : «L'abstention a pu jouer un rôle [64,02%, ndlr]. Les assesseurs ont vu beaucoup de personnes âgées, qui traditionnellement votent à droite. Peut-être que les jeunes se réservaient pour un deuxième tour ?»
Il existe une autre hypothèse facile à dire à froid mais difficile à entendre. La voici, alimentée d'un ressenti sur place, de dialogues, de participation à des débats, de coups de fil et de confidences : la gauche avait un problème d'image. De l'image de sa ville. Signal d'alerte avec un message Facebook d'un candidat de la liste EE-LV–PCF–etc. (deuxième avec 22,4%), après parution d'un reportage dans Libération creusant les deux versants de la ville, le très dur (un quart d'habitants vivant sous le seuil de pauvreté, un quart de magasins et logements fermés, crise de l'emploi et des services publics, déclin démographique…) et l'espoir (le numérique selon le maire, une cité du «bien vivre» sociale et solidaire d'après les programmes de gauche). Le 24 février, le candidat regrettait : «Toujours ce regard un poil méprisant de la presse parisienne, qui vient observer comment vivent les gueux de la province. Car vous voyez, ici à Nevers, il y a aussi une vie culturelle, une vie sociale, une vie militante, associative riche et variée. Et tout cela à taille humaine : ça, c'est la vraie vie des gens de Nevers. Et cette vie-là, messieurs les journalistes parisiens patentés, vous avez aussi le droit d'en parler, de montrer aussi qu'une vie à Nevers peut-être très joyeuse. Merde alors.» Commentaire révélateur, approuvé par des dizaines de sympathisants et colistiers.
Nous nous sommes posé quelques questions. Cette gauche avançait-elle dans le déni du marasme social ? Dans une nécessaire utopie ? Dans une confusion entre l'espace tel qu'il est et tel que les candidats l'imaginent après travaux ? On pouvait acquiescer pour partie. Oui, à Nevers, les rues sont mignonnes (cliché n°1 mais valide), les gens attachants (cliché n°2), l'habitat abordable (pour les raisons que nous venons d'indiquer), les restos savoureux, les lieux de théâtre ou musique tirant vers le haut et les berges de la Loire vers de saines flâneries. Mais nous avions senti comme un décalage, un problème, corroboré par un habitué de la Maison de la culture : «Ici, on voit toujours les mêmes lors des spectacles…» Désignant les profs, les fonctionnaires, petits commerçants qui surnagent ou mieux, une bonne classe moyenne, électorat dont on sait aujourd'hui qu'il pèse moins de 40% dans une de ses anciennes places fortes.
Le local de la permanence du PS n’est ouvert que le samedi de 10 heures à midi. Photo Claire Jachymiak pour Libération
Au juste, de quel Nevers parlait-on exactement ? D'où s'exprimaient les porte-voix de la gauche et à l'adresse de qui ? Quelles personnes bénéficieront de cette «vie qui peut être très joyeuse» ? Les programmes travaillés et ambitieux des deux principales forces de gauche parlaient d'une ambiance : transports gratuits, tarification progressive de l'eau, du bio dans les cantines (EE-LV–PCF–citoyens), circuits courts d'alimentation, régie municipale pour l'eau, économie sociale et solidaire (LFI-PS-Génération·s-etc.)… Propositions frappées du bon coin de l'urgence sociale et climatique mais toutefois abstraites ou non prioritaires pour certains habitants que nous avions rencontrés, dans les quartiers populaires notamment, et qui, eux, revenaient en point fixe sur l'emploi et le logement. Gros morceaux sur lesquels un maire a peu de prise. C'est d'ailleurs ce qu'avait rappelé le sociologue Elie Guéraut, lors d'un exposé devant le groupe LFI-PS : c'est l'Etat qui peut améliorer le sort des gens en profondeur, pas le premier magistrat d'une ville. Les candidats ont été déçus d'entendre ce qu'au fond ils savaient déjà, ce contre quoi ils se cognent la tête : qu'est-ce qu'un programme municipal de gauche, qui réconcilie le bobo et le prolo ?
Pendant ce temps-là, l'édile macroniste a tiré la grosse ficelle du «concret» et du court terme. De la sécurité (caméras, policiers). Des chantiers (qui se voient). Sur internet, il enfilait les photos. Avant/après. Aujourd'hui/demain. Ainsi, Denis Thuriot opposait la Maison de la culture de naguère, une sorte de bunker décrépi, et la vision d'architecte pour le futur, lumineuse et bariolée. Pour l'école Alix-Marquet, le montage était grossier, qui opposait une ancienne photo prise en hiver et sa fière réalisation baignant au soleil. Des façades rénovées, et qu'importent les gens derrière. La gauche a de quoi se ronger les veines : pour gagner une mairie, il faut se contenter d'un rouleau de peinture.